II – LA
BELLE ÉPOQUE 1906 - 1908
Charles
Piketty, fils d’Eugène, ingénieur de l’École
Centrale, a également créé en 1892 avec son beau-père
Alexandre Bouton la société Bouton et Piketty se consacrant
à l’exploitation de carrières de pierre meulière
sur le vaste plateau s’étendant de Grigny à Sainte-Geneviève
des Bois (à Grigny, Viry, Morsang, Fleury). Les relations sont
vite conflictuelles entre les deux cousins et Charles Piketty laisse,
après quelques mois, la présidence de la C.S.S. à
son cousin Paul Piketty, fils d’Ernest.
Parmi
les administrateurs, figurent MM. Leneru et Robert de Courcel, personnages
qui marqueront l’histoire de la société. La direction
générale de la Compagnie, au jour le jour, est assurée
par un administrateur-délégué, Albert Berthier, précédemment
comptable de la société. Rapidement, et pendant plus de
vingt ans, M. Berthier va s’imposer comme ‘‘l’homme
fort’’ de la Compagnie, auquel le conseil d’administration
accorde toute sa confiance.
Tout
en restant actionnaire de la C.S.S., Charles Piketty concentre son activité
sur l’exploitation de la pierre meulière. Car la meulière
est un matériau plus noble que le sable ; c’est une pierre
légère et un excellent isolant thermique ; sa rugosité
assure une très bonne adhésion des liants et son inaltérabilité
permet son utilisation en sous-sol (voûtes des souterrains et égouts
par exemple). Elle va également devenir le matériau privilégié
pour la construction des pavillons de banlieue (photo ci-contre).
En
1910, la société Bouton et Piketty prend le nom de Piketty
et fils, dirigée par Charles Piketty et ses trois fils, Maurice,
André et René. La société Piketty et fils
connaît un développement considérable, créant
sur le plateau de Grigny d’importantes installations pour descendre
la meulière jusqu’à la Seine. Elle emploie, dans de
difficiles conditions de travail et d’hébergement, plusieurs
centaines de carriers, émigrés italiens en très grande
majorité, au point que Grigny recevra le surnom de ‘‘Petite
Italie’’, encore utilisé de nos jours.
Au
décès de Charles Piketty en 1922, la société,
dirigée par ses fils, prendra le nom Piketty Frères (seconde
société à porter ce nom) et elle a poursuivi son
activité jusqu’en 2002 (production de calcaire industriel,
de gypse). De 1925 à 1944, René Piketty, troisième
fils de Charles, sera maire de Grigny. L’exploitation de la meulière
à Viry et Grigny a cessé par épuisement vers 1950.
Pendant
la même période, la plaine basse de Viry et Grigny est exploitée
pour la production de sable par la Compagnie des Sablières de la
Seine, dirigée par Paul Piketty. Les deux principaux sites sabliers
de la Compagnie dans la région se trouvent donc à Vigneux-Draveil
sur la rive droite (photo ci-contre) et à Viry-Grigny sur la rive
gauche. Sur le modèle de la C.S.S., une opération de regroupement
se fait également autour du chantier Lavollay, qui devient l’entreprise
Lavollay, Grouselle et Aubrun, avant de prendre le nom de Société
d’extraction et de transport de matériaux (SETM).
Dès
son premier exercice, la C.S.S. enregistre un bénéfice de
300.000 francs et distribue un dividende de six pour cent. En 1907, le
bénéfice passe à 388.000 francs mais, l’année
suivante, la Compagnie doit, avec l’ensemble des sociétés
sablières du bassin de la Seine, faire face à une grave
crise sociale qui fera entrer le nom des sablières de la Seine
dans l’histoire du mouvement ouvrier français, crise connue
sous le nom d’événements de Draveil-Vigneux et Villeneuve-Saint-Georges.
1 - Les
conditions de travail
Pendant
des siècles, l’extraction du sable s’était effectuée
avec des moyens artisanaux. L’extraction du sable à la pelle
et son chargement dans des tombereaux (photo ci-contre), son criblage
sur des claies, son transfert sur des chalands descendant la Seine jusqu’à
Paris mettaient essentiellement en œuvre la force physique.
Mais
ces travaux étaient fréquemment effectués ‘‘en
famille’’, patrons et ouvriers travaillant côte à
côte. Le développement de la machine à vapeur va permettre
l’exploitation du sable dans les plaines alluviales des berges avec
des moyens mécaniques plus importants : dragues à godets,
élévateurs pour effectuer le chargement de péniches
pouvant transporter jusqu’à 500 m3, mais aussi donner naissance
à un prolétariat. Car de nombreuses tâches doivent
toujours être réalisées par la force de travail humaine
: la ‘‘découverte’’, c’est-à-dire
l’enlèvement de la terre végétale pour parvenir
à la couche d’alluvions, le creusement de canaux pour relier
la fouille au lit du fleuve et permettre la mise en œuvre de la drague
flottante, la reprise à la pelle des matériaux pour assurer
leur tri et leur criblage, le stockage de la terre végétale
soigneusement conservée pour la couverture et le régalage
des fouilles comblées et la reconstitution du paysage, etc.
En
fait, l’accroissement des volumes extraits résultant de l’utilisation
des moyens mécaniques entraîne également une augmentation
des besoins de main-d’œuvre non qualifiée. Les sociétés
sablières du bassin emploient bientôt environ sept cents
terrassiers, ouvriers en provenance des provinces françaises les
plus pauvres (Bretagne, Languedoc, . . .) et immigrés italiens.
Il
s’agit d’une population très mobile qui se loge d’une
manière précaire, avec ou sans famille, dans les communes
environnantes : Villeneuve-le-Roi, Ablon, Villeneuve-Saint-Georges, Vigneux,
Ris, etc. Dans certains cas, des célibataires et même des
familles habitent des bateaux-logements amarrés dans les fouilles
(photo ci-contre). En effet, dès que la fouille atteint quelque
profondeur, elle est envahie par l’eau et l’exploitation de
la sablière se traduit par le développement de plans d’eau
de plus en plus étendus. La majeure partie du travail des terrassiers
s’effectue donc les pieds dans l’eau ou au bord des plans
d’eau.
Les
opérations mécaniques ne sont pas intégrées
dans des processus continus ; les opérations manuelles sont pénibles
et nécessitent de solides gaillards. Les horaires de travail sont
épuisants car, pour gagner suffisamment leur vie, les terrassiers
travaillent jusqu’à 14 à 16 heures par jour, sans
repos hebdomadaire. Ils consomment de grandes quantités de vin
(4 à 5 litres par jour) pour maintenir leurs forces et l’alcoolisme
fait des ravages dans leurs rangs.
Certains
travaux sont payés ‘‘à la tâche’’.
Les accidents du travail (membres happés par les machines, écrasements
par rupture d’élingues, etc.) et les noyades sont fréquents.
L’espérance de vie des terrassiers ne dépasse guère
52 ans. On peut dire sans exagération que le monde des sablières
constitue un univers à la Zola.
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