par Jacques MACÉ
avec son aimable autorisation

Etude publiée en septembre 2004 dans le Bulletin n° 73
de la Société historique et archéologique de l’Essonne et du Hurepoix
Archives départementales de l’Essonne
91730 - Chamarande


Un grand merci à Raymond MINGUEZ pour le prêt d'une grande partie des illustrations anciennes relatives à Vigneux.

Alain Lubin                    


 

Cliquez pour agrandir  Parmi les utilisateurs du stade nautique de Viry-Châtillon, de la base de plein air et de loisirs du Port-aux-Cerises à Draveil-Vigneux (photo ci-contre), parmi les pêcheurs et promeneurs à la Fosse-aux-Carpes à Draveil, peu savent ou se souviennent que ces zones lacustres, ayant aujourd’hui l’apparence d’espaces naturels, n’existaient pas voici cent cinquante ans et résultent de l’activité humaine.

  Pendant un siècle, des hommes y ont dépensé leurs forces et y ont souffert, laissant également leur marque dans l’histoire du mouvement ouvrier français. Avant que les dernières traces n’en disparaissent, partons à la découverte de l’histoire de cette aventure humaine.

I – L’ORIGINE DES SABLIÈRES DE LA SEINE

  A l’ère tertiaire, la mer du Nord recouvre le vaste espace compris entre les Ardennes, les Vosges, le Morvan et le nord du Massif central. Voici deux millions d’années, un contrecoup du plissement alpin (phase valaque de l’orogenèse alpine) provoque son retrait et donne naissance à la région que nous appelons le Bassin parisien. Du site actuel de Corbeil à celui de Villeneuve-Saint-Georges, émergent des plateaux constitués essentiellement de calcaires et d’argiles à meulière (dits de Brie), datant de l’époque du Stampien (trente-deux millions d’années), recouverts ensuite de « limons à plateaux » apportés par les vents.

  Au début de l’ère quaternaire, les eaux de fonte des glaciers s’écoulant de Champagne et du Morvan traversent le Bassin parisien en creusant les vallées de la Seine et de l’Yonne. La Seine et ses affluents charrient d’importantes quantités de graviers, de cailloux de rivière et de sable qui se déposent sous forme d’alluvions sur les rives, notamment dans les méandres, et dans le lit du fleuve. Depuis un millénaire, l’agglomération parisienne s’est approvisionnée en sable sur les bancs épars dans le fleuve et sur les îlots submergés par les crues.

  En effet, le sable est, depuis la plus haute Antiquité, utilisé en construction, mais les quantités exploitées sont restées faibles durant longtemps : la pierre de taille, le plâtre ou même le bois de construction constituent les matériaux de base, le sable n’étant utilisé que pour former des liants et fabriquer des mortiers. Jusque vers 1860, les moyens d’extraction et de transport sont donc rudimentaires (photo ci-dessus), se réduisant à un chargement manuel dans le lit du fleuve en période de basses eaux sur des tombereaux tirés par de solides percherons.

 

Cliquez pour agrandir  Cependant, dès le début du Second Empire, le baron Haussmann entreprend la transformation de Paris. Ses travaux suscitent d’énormes besoins en matériaux de construction et en sable. Tout le long de la vallée de la Seine, en amont de Paris, de petits entrepreneurs se lancent d’une manière anarchique dans l’exploitation de gisements de sable dans le lit mineur du fleuve, puis sur ses berges (lit majeur) où la couche de cailloutis et de sable peut atteindre sept mètres et plus.

  Bientôt apparaissent des dragues mécaniques à godets (photo ci-contre), mues par la vapeur, permettant d’accroître les quantités prélevées. Le sable est séparé des graviers et cailloux par criblage ; les plus gros cailloux sont utilisés pour constituer le ballast des voies de chemin de fer dont le réseau est en plein croissance. Les entreprises se dotent de moyens de navigation fluviale pour transporter le sable dans les ports créés sur les quais de Paris. Au retour, les péniches transportent des déblais de démolition qui servent à combler les sablières épuisées.

  Commence alors la saga d’une famille dont le nom va laisser une marque profonde dans la région, les Piketty . A la fin du Premier Empire, un jeune piémontais nommé Antonio Pichetto, né le 16 octobre 1787 à Veglio, petit village de la province de Bellio entre Turin et Milan, décide d’émigrer mais il hésite sur la direction à prendre. Selon la tradition familiale, alors qu’il se trouve au sommet d’un col des Alpes, la Vierge Marie lui apparaît et lui ordonne de diriger ses pas vers la France où, dit-elle, ses descendants connaîtront une extraordinaire destinée. Il s’installe donc à Marcigny en Haute-Saône où il exerce la profession de maçon, se marie et fonde une famille. Il francise son nom en Antoine Piketty. La suite montrera que la prédiction s’est réalisée.

Cliquez pour agrandir  Son fils aîné Jean-Baptiste dit Eugène, né en 1827 à Marcigny, fait de brillantes études et exerce de 1854 à 1862 la profession d’architecte à Metz. En 1864, il s’associe avec son frère Jean-Baptiste dit Ernest, né en 1832, pour fonder une entreprise de dragage dans le lit de la Seine en amont de Paris, au niveau d’Ablon et de Vigneux-sur-Seine. Le 11 février 1870, les deux frères achètent une parcelle de sept hectares à Vigneux-sur-Seine - au lieu-dit La Pierre à Mousseau en raison de la présence en cet endroit d’un menhir néolithique (photo ci-contre)- et l’exploitent en sablière sous la raison sociale Piketty Frères.

  L’aîné, Eugène, né en France de père italien et ayant toujours vécu en France, n’optera cependant pas pour la nationalité française à sa majorité ce qui lui évitera de subir la conscription. Il ne sera pas non plus recruté dans une Italie alors en pleine effervescence pour son unité et son indépendance. Il ne se fera naturaliser qu’en 1893 quand il sera devenu un industriel aisé. Il semble en revanche qu’Ernest ait choisi la nationalité française dès ses vingt ans.
Dix ans plus tard, en 1880, les frères Piketty s’associent avec George Chodron de Courcel, ancien officier de marine qui a fait construire une grande demeure en bord de Seine à Vigneux, au lieu-dit Port-Courcel, et qui possède plusieurs centaines d’hectares dans la plaine de Vigneux, en majeure partie exploitables en sablières. La société prend le nom Piketty et Cie ; G. de Courcel met des terrains à sa disposition sous forme de contrats de fortage ( 1 Le fortage consiste à louer un terrain en vue de l’exploitation de son sous-sol, l’exploitant versant au propriétaire des redevances indexées sur les volumes extraits. A la fin de l’exploitation, le terrain doit être comblé et remis en état initial avant restitution au propriétaire. Il peut être prévu par contrat que certaines parcelles restent en eau pour constituer un paysage lacustre..).

Cliquez pour agrandir  Dans les années suivantes, les besoins en sable augmentent encore en raison du développement de l’emploi de ciments par les entreprises de travaux publics et du bâtiment. La société Piketty et Cie développe son activité dans toute la région, dans les plaines de Vigneux (photo ci-contre) et de Grigny notamment.

   La concurrence est vive pour acheter ou louer les terrains les plus rentables car ils sont fréquemment constitués de petites parcelles qu’il faut acquérir une à une afin de réunir des surfaces suffisamment vastes pouvant être exploitées économiquement. Il en résulte des besoins en capitaux afin de constituer les réserves foncières garantissant le développement futur de la société. Une autre entreprise, fondée par Albert Morillon et M. Corvol, est également très active dans la région, en particulier à Draveil où elle exploite le vaste site nommé L’Orme des Mazières. Bientôt les entreprises Piketty et Morillon Corvol dominent le marché, mais de nombreux petits entrepreneurs leur font une vive concurrence, parfois en cassant les prix. On peut retenir quelques noms qui joueront un rôle notable par la suite : Lavollay, Charvet, Grousselle, Pers.

  La société Piketty et Cie s’associe avec d’autres exploitants en 1889 et se transforme en société en nom collectif. On remarque que des liens familiaux unissent les frères Piketty et certains de ces investisseurs (beau-père, beaux-frères par alliance, etc.). Le 22 janvier 1889, est donc fondée la Société Piketty, Leneru, Guérin et Cie, société en nom collectif et en commandite simple, au capital de 1.060.000 francs apporté en parts égales par MM. Eugène Piketty, Ernest Piketty, Chodron de Courcel, Leneru, Commartin, Froidure, Garçin, Guillaume, Sturel, Muzey. Certains de ces associés sont négociants en sable à Paris ou possèdent eux-mêmes des exploitations dont ils font l’apport à la nouvelle société. Selon ses statuts, celle-ci a pour objet principal : le dragage, l’achat et la vente de sable, de caillou, de ballast et de tous autres produits s’y rattachant et, pour objet accessoire, les travaux de dragage, les remorquages, les transports par eau et le débarquement de tous matériaux de construction et de démolition.

Cliquez pour agrandir  A partir de 1890, les travaux du métro parisien contribuent fortement au développement du marché. Cependant, la Compagnie du Métropolitain constitue elle-même un concurrent car le creusement des galeries produit du sable et entraîne les prix à la baisse. Mais les volumes de déblais à évacuer sont considérables : leur enlèvement par la voie fluviale constitue bientôt une activité très rentable pour la société Piketty, Leneru, Garçin et Cie.

  Une grande partie de la plaine de Vigneux, notamment au lieu-dit La Croix Blanche, a déjà alors été exploitée et les fouilles sont comblées avec ces déblais. Ainsi peut-on dire que toute une partie de la ville actuelle de Vigneux - en particulier les ‘‘gratte-ciels’’ de logements HLM qui dominent la région -, est construite sur le sous-sol parisien.

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