La visite de Lénine à
Draveil
ou
Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, en Essonne (à
Draveil et à Longjumeau),
par Jacques Macé,
historien.
Article publié en 2007
dans le N° 76 du
Bulletin de la Société historique et archéologique
de l’Essonne et du Hurepoix (SHAEH),
Archives départementales de l’Essonne, Chamarande.
- Reproduit
avec l’aimable autorisation de la SHAEH
-
En
février 1848, Karl Marx et son ami Friedrich Engels publient à
Londres le Manifeste du Parti communiste, court texte qui analyse
le développement du capitalisme international et qui conserve tout
son intérêt à l’heure de la mondialisation.
Il se termine par l’apostrophe célèbre : « Prolétaires
de tous les pays, unissez-vous ».
Marx décède
le 14 mars 1883 après avoir publié le premier tome du Capital,
ouvrage exposant sa vision philosophique de l’évolution des
sociétés humaines ; Engels poursuit l’édition
des trois tomes suivants et des écrits de son ami, avec l’assistance
des deux filles de Marx et du français Paul Lafargue, époux
de l’une d’elles.
Si la pensée de Marx
et Engels imprègne le socialisme dès la fin du XIXe siècle,
c’est au siècle suivant que cette idéologie va constituer
pendant soixante-quinze ans - de la révolution russe de 1917 à
l’écroulement du bloc soviétique - l’élément
central de l’histoire de l’Europe, ainsi que de celle de nombreux
pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine.
Le russe Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, créateur
du marxisme-léninisme, s’est trouvé à l’origine
de cette lourde page d’histoire et la connaissance des événements,
grands ou petits, de son existence entre donc légitimement dans
le champ des études historiques. D’autant que Lénine,
durant son exil en France de 1909 à 1912, a fréquenté
deux communes de notre actuel département de l’Essonne.
Vladimir Ilitch Oulianov
Vladimir
Oulianov naît en 1870 dans la petite ville de Simbirsk, au bord
de la Volga à six cents kilomètres à l’est
de Moscou, dans une famille de la bourgeoisie intellectuelle puisque son
père est inspecteur de l’enseignement. Le tsar Alexandre
II, qui a accédé au trône en 1855, au moment des défaites
de la guerre de Crimée, ressent le besoin de transformer la société
russe dont la population de soixante-dix millions, essentiellement rurale,
est soumise depuis le XVIe siècle au système du servage,
et d’ouvrir le pays à une industrialisation à l’occidentale.
Cependant les réformes qu’il lance ne constituent que des
demi-mesures car elles ne touchent pas aux privilèges de la noblesse
qui possède 75% des terres cultivables. Après l’abolition
du servage, les paysans ne deviennent pas propriétaires et doivent
s’organiser en communautés villageoises (les mirs).
Les classes moyennes réformistes se tournent, déçues,
vers le socialisme, tandis que, dans les universités, de jeunes
nobles, des fils de popes et de petits fonctionnaires adoptent des idées
extrémistes, multiplient les attentats et reçoivent le nom
de nihilistes. Alexandre II est assassiné à Saint-Petersbourg
en 1881 et son fils Alexandre III lui succède. Vladimir Ilitch
a alors 11 ans.
Alexandre
III, traumatisé par la mort de son père, met un terme à
l’évolution sociale du pays et déclare ‘‘le
libéralisme révoltant et absurde’’. Il mène
une politique autocratique appuyée sur une police et une bureaucratie
omniprésentes, dénoncée notamment et sans grand effet
par Tolstoï. Le tsar est l’objet de plusieurs attentats. Alexandre
Ilitch Oulianov, frère aîné de Vladimir, compromis
dans un projet d’attentat, est arrêté, condamné
et pendu en 1887. A la suite de ce drame, Vladimir Ilitch, âgé
de 17 ans, s’engage résolument dans la voie révolutionnaire,
au côté de nombreux étudiants. Il termine ses études
et devient avocat en 1892. Il plaide notamment en faveur des militants
ouvriers et étudiants arrêtés, dans un style polémique
à l’ironie féroce, qui attire rapidement sur lui l’attention
des autorités. En 1894, il fait la connaissance de la militante
Nadiejda Kroupskaïa (dite Nadia), qui deviendra son épouse
quelques années plus tard. Puis il fait un premier voyage en Europe
qui le conduit à Berlin, en Suisse et à Paris. Il y rencontre
les responsables des divers mouvements socialistes et les nombreux révolutionnaires
russes qui se sont exilés pour poursuivre leur action depuis l’étranger.
A
son retour à Saint-Pétersbourg en décembre 1895,
Vladimir Oulianov est arrêté et condamné à
trois ans de relégation dans le village de Minoussinsk en Sibérie,
près de la rivière Lena qui lui inspire à son retour
en 1900 le pseudonyme de Lénine sous lequel il commence à
publier ses réflexions d’exil. En 1894, Nicolas II a succédé
à son père Alexandre III mais le nouveau tsar est un être
hésitant, louvoyant, entièrement soumis à l’influence
réactionnaire de sa famille et notamment à l’intransigeance
de son épouse Alix de Hesse, très impopulaire en raison
de son origine allemande. La politique d’industrialisation de Nicolas
II à l’aide de capitaux étrangers (les fameux emprunts
russes !) est compromise par la poussée démographique :
la Russie passe de 125 millions d’habitants en 1895 à 174
en 1914. L’empire russe se lance dans une politique d’expansion
à l’Est, vers la Mandchourie également convoitée
par le Japon. La guerre russo-japonaise de 1904 se termine par une sévère
défaite de l’armée et de la flotte russes à
Port-Arthur. Grèves et manifestations se succèdent à
Saint-Pétersbourg jusqu’au dimanche rouge 22 janvier
1905, où plus de mille personnes tombent sous les salves de la
troupe devant le Palais d’Hiver. La Russie s’enfonce dans
une crise profonde qui va conduire la dynastie des Romanov à sa
perte.
Les
révolutionnaires russes sont divisés en factions s’opposant
sur la manière d’accéder au pouvoir. Alors que les
mencheviks espèrent parvenir à une alliance démocratique
avec la bourgeoisie libérale, Lénine devient le penseur
et l’un des leaders du Parti Ouvrier Social-Démocrate de
Russie ou POSDR (dit aussi bolchevik, c’est-à-dire majoritaire)
qui prépare la prise du pouvoir par la violence et la dictature
du prolétariat. Chargé de la rédaction et de l’impression
de journaux qui sont diffusés clandestinement en Russie, Lénine
mène son activité politique et poursuit ses recherches philosophiques
et sociologiques depuis l’étranger, à l’exception
d’un court retour en Russie après le dimanche rouge de 1905.
Accompagné de son épouse et de sa belle-mère, il
change fréquemment de lieu de résidence pour des raisons
de sécurité. En 1901, il est à Munich, en 1902 et
1903 à Londres où il fréquente assidûment la
bibliothèque du British Museum, à Genève et en Finlande
de 1904 à 1908. Il publie alors les premiers ouvrages dans lesquels
il développe les idées qui donneront naissance au marxisme-léninisme
Que faire ? (1902), Un pas en avant, un pas en arrière
(1904), Marxisme et révisionnisme (1908). Début
1909 enfin, Vladimir Ilitch, Nadia et sa mère, s’installent
à Paris. Lénine recrute alors pour secrétaire-interprète
une française nommée Inessa-Élisabeth Armand.
Celle-ci,
née à Paris en 1874 dans une famille d’artistes, avait
épousé un riche commerçant russe, avait vécu
à Moscou et s’était engagée au côté
des bolcheviks. Menacée d’arrestation, veuve, elle était
rentrée en Belgique, puis en France en 1908. Musicienne, polyglotte,
belle et très intelligente, Inessa Armand va rapidement devenir
l’égérie de Lénine - avec le consentement tacite
de Nadia Kroupskaïa1
- et ne plus le quitter jusqu’en 1917.
1 Dans
Ma vie avec Lénine, Nadia Kroupskaïa a écrit
: « La maison s'éclairait quand entrait Inessa. Rien ne lui
était indifférent, elle prenait tout à cœur
».
Lénine
à Paris
A
Paris, Lénine vit avec son épouse et sa belle-mère
d’abord près du Parc Montsouris (24 rue Beaunier), puis de
juillet 1909 à juin 1912 dans un petit appartement de deux pièces-cuisine
situé 4 rue Marie-Rose dans le 14e arrondissement. Il consacre
une partie de son temps à des travaux documentaires à la
Bibliothèque nationale de la rue de Richelieu, où il se
rend à bicyclette. La petite histoire a même retenu qu’il
s’est fait voler son premier vélo devant la Bibliothèque
nationale et qu’il a cassé une roue de son second vélo
dans un trou de la chaussée en se rendant à Issy. Il s’intéresse
aussi beaucoup au développement de l’aviation et il est un
spectateur assidu des meetings tenus sur le terrain de Port-Aviation,
à Paray-Vieille-Poste et Viry-Châtillon. Malheureusement,
un jour de décembre 1909, il est renversé par un ‘‘vicomte
en auto’’ en s’y rendant et son vélo est bien
abîmé. Il écrit à sa sœur : «
Je venais de Juvisy quand une auto a écrasé ma bicyclette
(j’ai réussi à sauter). Le public m’a aidé
à noter le numéro de l’auto et quelques personnes
ont accepté d’être témoins. J’ai pu identifier
le propriétaire de l’auto (c’est une vicomte, que le
diable l’emporte) et maintenant je suis en procès avec lui,
par l’intermédiaire d’un avocat. De toute façon,
je n’aurais plus fait de bicyclette en cette saison : il fait froid
».
Lénine a un grand regret,
celui de n’avoir pas connu son maître à penser Karl
Marx mais, à la Bibliothèque russe de Paris, dirigée
par un certain Charles Rappoport, d’origine franco-russe, il entre
en contact avec Paul Lafargue, le gendre de Marx, membre de la Commission
Administrative Permanente de la SFIO, le parti socialiste unitaire
créé par Jean Jaurès en 1905. Les deux hommes, impliqués
dans des combats parallèles, vont rapidement se lier d’amitié.
Paul
Lafargue
Né
à Cuba en 1842, Paul Lafargue compte parmi ses grand-parents un
juif, une métisse créole et une caraïbe. « Le
sang de trois races opprimées coule dans mes veines », dira-t-il.
Etudiant en médecine à Paris en 1865, conquis par les idées
socialistes, il milite si vigoureusement avec les étudiants blanquistes
qu’il est chassé de l’Université et doit partir
achever ses études de médecine à Londres. Dans la
capitale britannique, il fréquente Karl Marx dont il devient le
secrétaire. Marx, dont l’épouse Jenny est d’origine
aristocratique, a trois filles qui ont reçu une éducation
intellectuelle et sociale très poussée. La seconde, Laura,
traductrice en anglais et en français des œuvres de son père,
est une disciple ardente et convaincue de ce dernier. Paul et Laura se
marient à Londres en 1868, reviennent en France juste à
temps pour participer, à Paris et à Bordeaux, aux événements
de la Commune, et doivent repartir vivre à Londres jusqu’à
l’amnistie des Communards en 1880. Rentré en France, Paul
Lafargue crée avec Jules Guesde le Parti Ouvrier Français,
premier parti authentiquement marxiste, et parcourt les régions
ouvrières pour y donner des conférences. Son activité
politique et en faveur du droit syndical, notamment de la Journée
du 1er Mai, lui valent plusieurs séjours en prison. Au cours de
l’un d’eux, il écrit son ouvrage le plus célèbre,
un pamphlet intitulé Le droit à la paresse, dans
lequel il rend le monde ouvrier responsable de sa propre aliénation
et préconise la réduction du temps de travail de 70 à
. . . 25 heures par semaine (le but fixé par Lafargue n’est
donc pas encore atteint). A Fourmies dans le Nord, le 1er mai 1891, la
troupe tire sur des femmes et des enfants manifestant contre l’arrestation
de grévistes et fait neuf morts. Lafargue, qui a tenu quelques
jours plus tôt un meeting à Fourmies, est inculpé
et condamné pour ‘‘incitation au meurtre’’
(un comble !) . Il est élu député de Lille pendant
son incarcération et acquiert ainsi une grande célébrité
populaire.
Friedrich
Engels, issu d’un famille de riches industriels rhénans,
vit à Londres et poursuit avec l’aide des Lafargue la publication
des œuvres de Marx, après le décès de celui-ci.
Il décède lui-même en 1894, léguant un quart
de sa fortune à Laura Marx-Lafargue. Le couple Lafargue, qui a
mené pendant trente ans une vie dramatique et misérable,
décide de prendre un peu de repos et achète une belle propriété
à Draveil, en Seine-&-Oise.
Celle-ci comprend une dizaine de pièces, de nombreuses dépendances,
un parc et un jardin potager d’un hectare2
. Ce domicile fera beaucoup jaser dans les milieux socialistes. Ne parlons
pas de leurs adversaires ! Paul Lafargue reste cependant très actif
au sein de la nouvelle SFIO, où il est chargé des relations
avec les partis-frères allemand, anglais, roumain, hongrois, etc.,
avec l’assistance de son emblématique épouse, la ‘‘fille
de Marx’’ comme on dit dans les milieux populaires.
2
Cette
propriété, quelque peu remaniée et embellie,
existe toujours : 108 boulevard Henri Barbusse à Draveil.
Elle appartient aujourd'hui à une association suisse, philosophique
et humaniste, nommée Les amis de l'Homme. |
La
rencontre de Draveil
Lénine
exprime à Paul Lafargue le vif désir de Nadia Kroupskaïa
et de lui-même de faire la connaissance de Laura Marx. C’est
ainsi qu’un beau dimanche de l’année 1910, Vladimir
Ilitch et Nadia arrivent à bicyclette à Draveil3
. Cette journée est ainsi évoquée dans l’ouvrage
de mémoires publié par Nadia Kroupskaïa, Ma vie
avec Lénine : « Paul Lafargue et sa femme Laura, fille de
Marx, habitaient Draveil, à 20 ou 25 kilomètres de Paris.
A cette époque-là, ils se tenaient déjà à
l’écart de l’activité pratique. Un jour, Ilitch
et moi allâmes les voir à bicyclette. Les Lafargue nous accueillirent
très aimablement. Ilitch parla avec Lafargue de son ouvrage philosophique
tandis que Laura Lafargue m’emmenait faire un tour dans le parc.
J’étais très émue : j’avais devant moi
la fille de Marx ! Je la regardais avidement et dans ses traits, je cherchais
malgré moi ceux de Marx. Toute confuse, je bégayais des
choses incohérentes sur la Russie et la participation des femmes
au mouvement révolutionnaire . . . »4.
3
Des
amis ont offert à Lénine un vélo neuf !
4
Il
est toujours possible de se promener dans le paisible et agréable
parc de la maison Lafargue à Draveil en évoquant la rencontre
de Nadia et Laura. S'adresser aux propriétaires qui sont très
accueillants.
L’École
de Longjumeau
Au
printemps suivant, celui de 1911, Lénine et ses amis bolcheviks
décident de créer à Paris une école pour assurer
la formation politique d’ouvriers russes destinés à
devenir de futurs cadres locaux du Parti, une sorte d’université
marxiste. Pour échapper à la surveillance de la police secrète
russe, l’Okhrana, qui a des agents dans toute l’Europe et
n’hésite pas à recourir à des enlèvements
ou des meurtres, ils décident d’implanter cette école
dans une commune de banlieue animée, où le passage d’étrangers
n’attirera pas trop l’attention.
Leur choix se porte sur la commune de Longjumeau, placée sur la
fréquentée route de Paris et Orléans et bien desservie
par le chemin de fer. L’école ouvre en mars 1911 au 17 Grande
Rue, dans l’atelier de menuiserie d’un certain Léon
Duchon, qui présente l’avantage de disposer d’une sortie
de secours à l’arrière sur la rue Gustave Legrand.
Deux mois plus tard, l’école est transférée
dans deux autres locaux : au 60 et au 91 de la Grande Rue. Au 60, les
cours sont donnés dans un atelier au fond de la cour ; Inessa Armand
loue une partie de la maison et y loge des élèves.
Au
91, tout près de la rive de l’Yvette, Lénine, son
épouse et sa belle-mère occupent un appartement dans la
maison de M. Maire, fabricant de moutarde. La cour de cette maison présente
l’avantage de permettre une sortie discrète par la rue des
Écoles5.
Le séjour des professeurs et des élèves a été
étudié par l’Association Renaissance et Culture de
Longjumeau, que nous citons ci-après : « Les élèves
sont 18 ouvriers qui viennent de Saint-Pétersbourg, de Moscou,
de Sormovo, d’Ekatérinoslav, de Nikopol, de Bakou, de Tiflis
. . . Lénine avait recruté lui-même les professeurs
: Zinoviev, Kamenev et Sémachko enseignèrent l’histoire
du Parti Ouvrier Social Démocrate de Russie, Charles Rappoport,
ami de Jean Jaurès, exposa l’histoire des luttes révolutionnaires
en France, Riazanov l’histoire du mouvement ouvrier en Europe occidentale.
Lunatcharski fit des conférences sur le droit constitutionnel et
les questions budgétaires, Davidson sur le mouvement coopératif
en Occident et Volski sur la technique du journalisme. Inessa Armand enseigna
l’histoire du mouvement ouvrier en Belgique et dirigea un groupe
qui se consacra à l’étude de l’économie
politique. Quant à Lénine, il donna des cours d’économie
politique, sur la question agraire et sur la conception matérialiste
de l’Histoire ». La plupart des élèves
de Longjumeau occuperont des postes importants durant la Révolution
d’Octobre mais seront éliminés lors des purges staliniennes
des années trente.
Nadia Kroupskaïa, qui
trouvait Paris sale et sa population désagréable, se plut
beaucoup à Longjumeau. Ainsi, le 26 août, elle écrit
à une amie : « Volodia [diminutif de Vladimir] profite
assez bien de l’été. Il s’est organisé
pour travailler en plein champ, il fait beaucoup de bicyclette, se baigne
et est satisfait de notre villégiature. Cette semaine, nous avons
tous les deux roulé à bicyclette comme des fous. Nous avons
fait trois promenades de 70 à 75 kilomètres chacune, nous
avons parcouru trois forêts, c’était très agréable.
Volodia adore ces randonnées où l’on part à
six-sept heures pour rentrer tard dans la soirée ».
5
Sur la façade du 91, une plaque rappelle le séjour
de Lénine en ce lieu. Le rez-de-chaussée est occupé
aujourd'hui par un salon de coiffure et le restaurant turc l'Etoile
d'Anatolie. Lénine
apprécierait certainement ce cosmopolitisme ! Malgré
les transformations, la petite cour de l'Etoile d'Anatolie communique
toujours avec la rue des Ecoles. |
La fin des Lafargue
L’École de Longjumeau
ne fonctionne qu’une saison et ferme le 30 août 1911. Lénine
et les siens regagnent Paris où, comme les socialistes du monde
entier, ils vont être trois mois plus tard, le 27 novembre, profondément
éprouvés par l’annonce du double suicide des époux
Lafargue. Au petit matin du dimanche 26 novembre, leur domestique découvre,
dans leurs chambres respectives de leur maison de Draveil, les corps inanimés
de Paul et Laura Lafargue. Selon l’enquête, Paul Lafargue
avait fait une injection mortelle d’acide cyanhydrique à
son épouse puis s’était lui-même suicidé
par le même moyen. Il laissait un testament ainsi rédigé
:
« Sain de corps et d’esprit, je me tue avant que l’impitoyable
vieillesse, qui m’enlève un à un les plaisirs et les
joies de l’existence et qui me dépouille de mes forces et
physiques et intellectuelles, ne paralyse mon énergie, ne brise
ma volonté et ne fasse de moi une charge à moi-même
et aux autres.
Depuis des années, je me suis promis de ne pas dépasser
les 70 ans ; j’ai fixé l’époque de l’année
pour mon départ de la vie et j’ai préparé le
mode d’exécution de ma résolution : une injection
hypodermique d’acide cyanhydrique.
Je meurs avec la joie suprême d’avoir la certitude que, dans
un avenir prochain, la cause à laquelle je me suis dévoué
depuis quarante-cinq ans triomphera. Vive le Communisme ! Vive le Socialisme
International ! Paul Lafargue » .
Cependant Laura n’avait
laissé aucun document attestant de son adhésion à
la décision de son époux et cet étrange silence a
créé autour de la fin des Lafargue un malaise qui n’est
toujours pas dissipé quatre-vingt quinze ans plus tard. Dans Ma
vie avec Lénine, Nadia Kroupskaïa aborde le sujet : «
Il prouvera bientôt, dit Laura de son mari, combien il est sincère
dans ses convictions philosophiques, et les deux époux échangèrent
un regard qui me parut bizarre. Je compris le sens de ces paroles et de
ce regard plus tard, en apprenant la mort des Lafargue : ils se donnèrent
la mort lorsque, la vieillesse venue, les forces leur manquèrent
pour continuer la lutte ». Le couple était très
uni mais jusqu’à quel point Laura, trois ans plus jeune que
Paul, était-elle pleinement consentante ? Malgré ce point
délicat, le suicide des Lafargue participe aux débats sur
l’euthanasie et le droit de mourir dans la dignité qui agitent
toujours la société française.
Les
obsèques de Paul et Laura Lafargue au Père-Lachaise réunirent
près de 20 000 personnes. Durant l’incinération de
leurs corps, une dizaine de discours furent prononcés par les leaders
socialistes venus de toute l’Europe. Au nom du Parti Ouvrier Social-Démocrate
de Russie (nom officiel du parti bolchevique), Lénine lut un long
discours en français. Nadia Kroupskaïa nous révèle
qu’il l’avait écrit en russe et qu’il avait été
traduit par Inessa Armand. En voici quelques extraits :
« Tous les social-démocrates de Russie ont appris à
estimer profondément Lafargue comme l’un des propagateurs
les plus doués et les plus profonds du marxisme, dont les idées
ont été brillamment confirmées par l’expérience
de la lutte des classes dans la Révolution et la Contre-révolution
russes ; C’est sous le signe de ces idées que s’est
groupée l’avant-garde des ouvriers russes, qu’elle
a, par sa lutte de masse organisée, porté un coup à
l’absolutisme et qu’elle a défendu la cause du socialisme,
la cause de la révolution, la cause de la démocratie, malgré
toutes les trahisons, les hésitations et les tâtonnements
de la bourgeoisie libérale.
[. . .]
Dans l’esprit des ouvrires social-démocrates russes, deux
époques se rejoignaient dans la personne de Lafargue : l’époque
où la jeunesse révolutionnaire de France marchait avec
les ouvriers français, au nom des idées républicaines,
à l’assaut de l’Empire, et l’époque où
le prolétariat français, dirigé par les marxistes,
menait la lutte des classes conséquente contre tout l’ordre
bourgeois, se préparait à la lutte finale contre la bourgeoisie,
pour le socialisme [. . .]
Pour nous, social-démocrates russes, qui avons subi l’oppression
de l’absolutisme, imprégné de barbarie asiatique et
qui avons eu le bonheur de puiser dans les œuvres de Lafargue et
de ses amis, la connaissance directe de l’expérience et de
la pensée révolutionnaire des ouvriers européens,
il nous est maintenant évident que le triomphe de la cause, à
laquelle Lafargue a consacré sa vie, approche rapidement. La révolution
russe a ouvert l’époque des révolutions démocratiques
dans toute l’Asie et 800 millions d’hommes participent maintenant
au mouvement démocratique dans tout le monde civilisé. En
Europe se multiplient de plus en plus les signes précurseurs de
la fin de l’époque où dominait le parlementarisme
bourgeois, soi-disant pacifique, époque qui cédera la place
à celle des combats révolutionnaires du prolétariat,
organisé et éduqué dans l’esprit des idées
du marxisme, qui renversera le pouvoir de la bourgeoisie et instaurera
l’ordre communiste ».
Lénine et Kroupskaïa
quittèrent Paris en juin 1912 pour poursuivre leurs activités
plus près de la frontière russe, à Cracovie, puis
en 1914 depuis Genève et Zurich avant de rejoindre Petrograd en
1917 avec la complicité des autorités allemandes. On connaît
la suite.
NB
: Les urnes contenant les cendres de Paul et Laura Lafargue ont été
déposées au Père-Lachaise dans la sépulture
de leurs neveux Longuet (enfants de Jenny Marx-Longuet, soeur de Laura),
face au Mur des Fédérés.
La fin de Lénine et d’Inès
Armand
Beaucoup
se sont étonnés de la décision fatale prise par Lafargue
alors qu’il semblait encore en peine possession de ses capacités
intellectuelles et physiques. Il a justifié la précipitation
de son geste en expliquant que, s’il attendait l’apparition
de signes tangibles de dégradation de sa santé, il n’aurait
alors sans doute plus la force de passer à l’acte. Lénine
avait admiré la fin de Lafargue et déclaré qu’il
fallait l’imiter.
Cependant, frappé à cinquante-trois ans par une grave sclérose
cérébrale (due au surmenage selon la version officielle),
il ne le fit pas - ou ne put le faire - et il mourut paralysé et
grabataire le 21 janvier 1924. Inès Armand, membre du comité
féminin du comité central du parti bolchevique, avait pressenti
les dangers de la Révolution et son évolution sanguinaire.
Elle resta néanmoins envoûtée par le magnétisme
de Lénine, écrivant à un ami : « C’est
un hypnotiseur, je ne peux pas me détacher de lui, mais je vous
conseille de prendre vos distances ». Frappée par le
choléra lors d’une mission dans le Caucase, elle décéda
en septembre 1920. Lénine ne surmonta jamais la douleur de sa disparition6.
6
Inès Armand est la
seule française inhumée sur la Place Rouge, le long de la
muraille du Kremlin.
Le film Lénine à Paris
En
1979, le metteur en scène russe Serge Youkevitch a réalisé
un film intitulé Lénine à Paris, évocation
poétique du séjour de Lénine en France et de sa liaison
avec Inessa Armand. Les scènes d’extérieur ont été
tournées sur les lieux même de l’intrigue : à
Paris, Draveil et Longjumeau notamment. Les acteurs sont russes, à
l’exception du rôle d’Inessa confié à
la comédienne française Claude Jade. L’arrivée
à bicyclette de Lénine et Nadia chez les Lafargue à
Draveil a été reconstituée et la longue discussion
politico-sentimentale de Lénine et d’Inessa sur un banc du
Parc Montsouris est considérée par les cinéphiles
comme une scène d’anthologie.
Le film, sorti en 1980, a fait une belle carrière en URSS, aux
USA et en France dans les salles d’Art et d’Essai. La version
française peut être visionnée à la demande
en projection privée au Forum des Images de la Cinémathèque
de Paris, au Forum des Halles.
Jacques Macé
- Bibliographie -
. Nadiejda Kroupskaïa,
Ma vie avec Lénine, Payot, Paris, 1933.
. Georges Cogniot, Lénine à Paris, Editions Messidor,
Paris, 1967.
. Georges Bardawil, Inès Armand, La deuxième fois que
j’entendis parler d’elle, J.C. Lattès, Paris,
1983.
. Jacques Macé, Paul et Laura Lafargue, du droit à la
paresse au droit de choisir sa mort, L’Harmattan, Paris, 2001.
. Association Renaissance et Culture de Longjumeau, Lénine
et l’École de Longjumeau, Le Citoyen,
magazine de la ville de Longjumeau, n° 130, juillet-août 2006.
. Vladimir Fedorowski, Le roman de la Russie insolite, Éditions
du Rocher, 2004.
Un chapitre est consacré à Inès Armand, d’après
des lettres extraites récemment des archives russes.
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