La visite de Lénine à
Draveil
ou Article publié en 2007
dans le N° 76 du - Reproduit avec l’aimable autorisation de la SHAEH - En février 1848, Karl Marx et son ami Friedrich Engels publient à Londres le Manifeste du Parti communiste, court texte qui analyse le développement du capitalisme international et qui conserve tout son intérêt à l’heure de la mondialisation. Il se termine par l’apostrophe célèbre : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ». Marx décède le 14 mars 1883 après avoir publié le premier tome du Capital, ouvrage exposant sa vision philosophique de l’évolution des sociétés humaines ; Engels poursuit l’édition des trois tomes suivants et des écrits de son ami, avec l’assistance des deux filles de Marx et du français Paul Lafargue, époux de l’une d’elles. Si la pensée de Marx et Engels imprègne le socialisme dès la fin du XIXe siècle, c’est au siècle suivant que cette idéologie va constituer pendant soixante-quinze ans - de la révolution russe de 1917 à l’écroulement du bloc soviétique - l’élément central de l’histoire de l’Europe, ainsi que de celle de nombreux pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Le russe Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, créateur du marxisme-léninisme, s’est trouvé à l’origine de cette lourde page d’histoire et la connaissance des événements, grands ou petits, de son existence entre donc légitimement dans le champ des études historiques. D’autant que Lénine, durant son exil en France de 1909 à 1912, a fréquenté deux communes de notre actuel département de l’Essonne.
Vladimir
Oulianov naît en 1870 dans la petite ville de Simbirsk, au bord
de la Volga à six cents kilomètres à l’est
de Moscou, dans une famille de la bourgeoisie intellectuelle puisque son
père est inspecteur de l’enseignement. Le tsar Alexandre
II, qui a accédé au trône en 1855, au moment des défaites
de la guerre de Crimée, ressent le besoin de transformer la société
russe dont la population de soixante-dix millions, essentiellement rurale,
est soumise depuis le XVIe siècle au système du servage,
et d’ouvrir le pays à une industrialisation à l’occidentale.
Cependant les réformes qu’il lance ne constituent que des
demi-mesures car elles ne touchent pas aux privilèges de la noblesse
qui possède 75% des terres cultivables. Après l’abolition
du servage, les paysans ne deviennent pas propriétaires et doivent
s’organiser en communautés villageoises (les mirs).
Les classes moyennes réformistes se tournent, déçues,
vers le socialisme, tandis que, dans les universités, de jeunes
nobles, des fils de popes et de petits fonctionnaires adoptent des idées
extrémistes, multiplient les attentats et reçoivent le nom
de nihilistes. Alexandre II est assassiné à Saint-Petersbourg
en 1881 et son fils Alexandre III lui succède. Vladimir Ilitch
a alors 11 ans. Alexandre
III, traumatisé par la mort de son père, met un terme à
l’évolution sociale du pays et déclare ‘‘le
libéralisme révoltant et absurde’’. Il mène
une politique autocratique appuyée sur une police et une bureaucratie
omniprésentes, dénoncée notamment et sans grand effet
par Tolstoï. Le tsar est l’objet de plusieurs attentats. Alexandre
Ilitch Oulianov, frère aîné de Vladimir, compromis
dans un projet d’attentat, est arrêté, condamné
et pendu en 1887. A la suite de ce drame, Vladimir Ilitch, âgé
de 17 ans, s’engage résolument dans la voie révolutionnaire,
au côté de nombreux étudiants. Il termine ses études
et devient avocat en 1892. Il plaide notamment en faveur des militants
ouvriers et étudiants arrêtés, dans un style polémique
à l’ironie féroce, qui attire rapidement sur lui l’attention
des autorités. En 1894, il fait la connaissance de la militante
Nadiejda Kroupskaïa (dite Nadia), qui deviendra son épouse
quelques années plus tard. Puis il fait un premier voyage en Europe
qui le conduit à Berlin, en Suisse et à Paris. Il y rencontre
les responsables des divers mouvements socialistes et les nombreux révolutionnaires
russes qui se sont exilés pour poursuivre leur action depuis l’étranger. Celle-ci,
née à Paris en 1874 dans une famille d’artistes, avait
épousé un riche commerçant russe, avait vécu
à Moscou et s’était engagée au côté
des bolcheviks. Menacée d’arrestation, veuve, elle était
rentrée en Belgique, puis en France en 1908. Musicienne, polyglotte,
belle et très intelligente, Inessa Armand va rapidement devenir
l’égérie de Lénine - avec le consentement tacite
de Nadia Kroupskaïa1
- et ne plus le quitter jusqu’en 1917. Lénine à Paris A Paris, Lénine vit avec son épouse et sa belle-mère d’abord près du Parc Montsouris (24 rue Beaunier), puis de juillet 1909 à juin 1912 dans un petit appartement de deux pièces-cuisine situé 4 rue Marie-Rose dans le 14e arrondissement. Il consacre une partie de son temps à des travaux documentaires à la Bibliothèque nationale de la rue de Richelieu, où il se rend à bicyclette. La petite histoire a même retenu qu’il s’est fait voler son premier vélo devant la Bibliothèque nationale et qu’il a cassé une roue de son second vélo dans un trou de la chaussée en se rendant à Issy. Il s’intéresse aussi beaucoup au développement de l’aviation et il est un spectateur assidu des meetings tenus sur le terrain de Port-Aviation, à Paray-Vieille-Poste et Viry-Châtillon. Malheureusement, un jour de décembre 1909, il est renversé par un ‘‘vicomte en auto’’ en s’y rendant et son vélo est bien abîmé. Il écrit à sa sœur : « Je venais de Juvisy quand une auto a écrasé ma bicyclette (j’ai réussi à sauter). Le public m’a aidé à noter le numéro de l’auto et quelques personnes ont accepté d’être témoins. J’ai pu identifier le propriétaire de l’auto (c’est une vicomte, que le diable l’emporte) et maintenant je suis en procès avec lui, par l’intermédiaire d’un avocat. De toute façon, je n’aurais plus fait de bicyclette en cette saison : il fait froid ». Lénine a un grand regret, celui de n’avoir pas connu son maître à penser Karl Marx mais, à la Bibliothèque russe de Paris, dirigée par un certain Charles Rappoport, d’origine franco-russe, il entre en contact avec Paul Lafargue, le gendre de Marx, membre de la Commission Administrative Permanente de la SFIO, le parti socialiste unitaire créé par Jean Jaurès en 1905. Les deux hommes, impliqués dans des combats parallèles, vont rapidement se lier d’amitié. Paul Lafargue Né à Cuba en 1842, Paul Lafargue compte parmi ses grand-parents un juif, une métisse créole et une caraïbe. « Le sang de trois races opprimées coule dans mes veines », dira-t-il. Etudiant en médecine à Paris en 1865, conquis par les idées socialistes, il milite si vigoureusement avec les étudiants blanquistes qu’il est chassé de l’Université et doit partir achever ses études de médecine à Londres. Dans la capitale britannique, il fréquente Karl Marx dont il devient le secrétaire. Marx, dont l’épouse Jenny est d’origine aristocratique, a trois filles qui ont reçu une éducation intellectuelle et sociale très poussée. La seconde, Laura, traductrice en anglais et en français des œuvres de son père, est une disciple ardente et convaincue de ce dernier. Paul et Laura se marient à Londres en 1868, reviennent en France juste à temps pour participer, à Paris et à Bordeaux, aux événements de la Commune, et doivent repartir vivre à Londres jusqu’à l’amnistie des Communards en 1880. Rentré en France, Paul Lafargue crée avec Jules Guesde le Parti Ouvrier Français, premier parti authentiquement marxiste, et parcourt les régions ouvrières pour y donner des conférences. Son activité politique et en faveur du droit syndical, notamment de la Journée du 1er Mai, lui valent plusieurs séjours en prison. Au cours de l’un d’eux, il écrit son ouvrage le plus célèbre, un pamphlet intitulé Le droit à la paresse, dans lequel il rend le monde ouvrier responsable de sa propre aliénation et préconise la réduction du temps de travail de 70 à . . . 25 heures par semaine (le but fixé par Lafargue n’est donc pas encore atteint). A Fourmies dans le Nord, le 1er mai 1891, la troupe tire sur des femmes et des enfants manifestant contre l’arrestation de grévistes et fait neuf morts. Lafargue, qui a tenu quelques jours plus tôt un meeting à Fourmies, est inculpé et condamné pour ‘‘incitation au meurtre’’ (un comble !) . Il est élu député de Lille pendant son incarcération et acquiert ainsi une grande célébrité populaire. Friedrich
Engels, issu d’un famille de riches industriels rhénans,
vit à Londres et poursuit avec l’aide des Lafargue la publication
des œuvres de Marx, après le décès de celui-ci.
Il décède lui-même en 1894, léguant un quart
de sa fortune à Laura Marx-Lafargue. Le couple Lafargue, qui a
mené pendant trente ans une vie dramatique et misérable,
décide de prendre un peu de repos et achète une belle propriété
à Draveil, en Seine-&-Oise.
La rencontre de Draveil Lénine exprime à Paul Lafargue le vif désir de Nadia Kroupskaïa et de lui-même de faire la connaissance de Laura Marx. C’est ainsi qu’un beau dimanche de l’année 1910, Vladimir Ilitch et Nadia arrivent à bicyclette à Draveil3 . Cette journée est ainsi évoquée dans l’ouvrage de mémoires publié par Nadia Kroupskaïa, Ma vie avec Lénine : « Paul Lafargue et sa femme Laura, fille de Marx, habitaient Draveil, à 20 ou 25 kilomètres de Paris. A cette époque-là, ils se tenaient déjà à l’écart de l’activité pratique. Un jour, Ilitch et moi allâmes les voir à bicyclette. Les Lafargue nous accueillirent très aimablement. Ilitch parla avec Lafargue de son ouvrage philosophique tandis que Laura Lafargue m’emmenait faire un tour dans le parc. J’étais très émue : j’avais devant moi la fille de Marx ! Je la regardais avidement et dans ses traits, je cherchais malgré moi ceux de Marx. Toute confuse, je bégayais des choses incohérentes sur la Russie et la participation des femmes au mouvement révolutionnaire . . . »4. 3
Des
amis ont offert à Lénine un vélo neuf ! L’École de Longjumeau Au
printemps suivant, celui de 1911, Lénine et ses amis bolcheviks
décident de créer à Paris une école pour assurer
la formation politique d’ouvriers russes destinés à
devenir de futurs cadres locaux du Parti, une sorte d’université
marxiste. Pour échapper à la surveillance de la police secrète
russe, l’Okhrana, qui a des agents dans toute l’Europe et
n’hésite pas à recourir à des enlèvements
ou des meurtres, ils décident d’implanter cette école
dans une commune de banlieue animée, où le passage d’étrangers
n’attirera pas trop l’attention. Au 91, tout près de la rive de l’Yvette, Lénine, son épouse et sa belle-mère occupent un appartement dans la maison de M. Maire, fabricant de moutarde. La cour de cette maison présente l’avantage de permettre une sortie discrète par la rue des Écoles5. Le séjour des professeurs et des élèves a été étudié par l’Association Renaissance et Culture de Longjumeau, que nous citons ci-après : « Les élèves sont 18 ouvriers qui viennent de Saint-Pétersbourg, de Moscou, de Sormovo, d’Ekatérinoslav, de Nikopol, de Bakou, de Tiflis . . . Lénine avait recruté lui-même les professeurs : Zinoviev, Kamenev et Sémachko enseignèrent l’histoire du Parti Ouvrier Social Démocrate de Russie, Charles Rappoport, ami de Jean Jaurès, exposa l’histoire des luttes révolutionnaires en France, Riazanov l’histoire du mouvement ouvrier en Europe occidentale. Lunatcharski fit des conférences sur le droit constitutionnel et les questions budgétaires, Davidson sur le mouvement coopératif en Occident et Volski sur la technique du journalisme. Inessa Armand enseigna l’histoire du mouvement ouvrier en Belgique et dirigea un groupe qui se consacra à l’étude de l’économie politique. Quant à Lénine, il donna des cours d’économie politique, sur la question agraire et sur la conception matérialiste de l’Histoire ». La plupart des élèves de Longjumeau occuperont des postes importants durant la Révolution d’Octobre mais seront éliminés lors des purges staliniennes des années trente. Nadia Kroupskaïa, qui trouvait Paris sale et sa population désagréable, se plut beaucoup à Longjumeau. Ainsi, le 26 août, elle écrit à une amie : « Volodia [diminutif de Vladimir] profite assez bien de l’été. Il s’est organisé pour travailler en plein champ, il fait beaucoup de bicyclette, se baigne et est satisfait de notre villégiature. Cette semaine, nous avons tous les deux roulé à bicyclette comme des fous. Nous avons fait trois promenades de 70 à 75 kilomètres chacune, nous avons parcouru trois forêts, c’était très agréable. Volodia adore ces randonnées où l’on part à six-sept heures pour rentrer tard dans la soirée ».
L’École de Longjumeau
ne fonctionne qu’une saison et ferme le 30 août 1911. Lénine
et les siens regagnent Paris où, comme les socialistes du monde
entier, ils vont être trois mois plus tard, le 27 novembre, profondément
éprouvés par l’annonce du double suicide des époux
Lafargue. Au petit matin du dimanche 26 novembre, leur domestique découvre,
dans leurs chambres respectives de leur maison de Draveil, les corps inanimés
de Paul et Laura Lafargue. Selon l’enquête, Paul Lafargue
avait fait une injection mortelle d’acide cyanhydrique à
son épouse puis s’était lui-même suicidé
par le même moyen. Il laissait un testament ainsi rédigé
: Cependant Laura n’avait
laissé aucun document attestant de son adhésion à
la décision de son époux et cet étrange silence a
créé autour de la fin des Lafargue un malaise qui n’est
toujours pas dissipé quatre-vingt quinze ans plus tard. Dans Ma
vie avec Lénine, Nadia Kroupskaïa aborde le sujet : «
Il prouvera bientôt, dit Laura de son mari, combien il est sincère
dans ses convictions philosophiques, et les deux époux échangèrent
un regard qui me parut bizarre. Je compris le sens de ces paroles et de
ce regard plus tard, en apprenant la mort des Lafargue : ils se donnèrent
la mort lorsque, la vieillesse venue, les forces leur manquèrent
pour continuer la lutte ». Le couple était très
uni mais jusqu’à quel point Laura, trois ans plus jeune que
Paul, était-elle pleinement consentante ? Malgré ce point
délicat, le suicide des Lafargue participe aux débats sur
l’euthanasie et le droit de mourir dans la dignité qui agitent
toujours la société française. Lénine et Kroupskaïa quittèrent Paris en juin 1912 pour poursuivre leurs activités plus près de la frontière russe, à Cracovie, puis en 1914 depuis Genève et Zurich avant de rejoindre Petrograd en 1917 avec la complicité des autorités allemandes. On connaît la suite. NB : Les urnes contenant les cendres de Paul et Laura Lafargue ont été déposées au Père-Lachaise dans la sépulture de leurs neveux Longuet (enfants de Jenny Marx-Longuet, soeur de Laura), face au Mur des Fédérés.
Beaucoup
se sont étonnés de la décision fatale prise par Lafargue
alors qu’il semblait encore en peine possession de ses capacités
intellectuelles et physiques. Il a justifié la précipitation
de son geste en expliquant que, s’il attendait l’apparition
de signes tangibles de dégradation de sa santé, il n’aurait
alors sans doute plus la force de passer à l’acte. Lénine
avait admiré la fin de Lafargue et déclaré qu’il
fallait l’imiter. 6 Inès Armand est la seule française inhumée sur la Place Rouge, le long de la muraille du Kremlin.
En
1979, le metteur en scène russe Serge Youkevitch a réalisé
un film intitulé Lénine à Paris, évocation
poétique du séjour de Lénine en France et de sa liaison
avec Inessa Armand. Les scènes d’extérieur ont été
tournées sur les lieux même de l’intrigue : à
Paris, Draveil et Longjumeau notamment. Les acteurs sont russes, à
l’exception du rôle d’Inessa confié à
la comédienne française Claude Jade. L’arrivée
à bicyclette de Lénine et Nadia chez les Lafargue à
Draveil a été reconstituée et la longue discussion
politico-sentimentale de Lénine et d’Inessa sur un banc du
Parc Montsouris est considérée par les cinéphiles
comme une scène d’anthologie. Jacques Macé
. Nadiejda Kroupskaïa,
Ma vie avec Lénine, Payot, Paris, 1933. |