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       La visite de Lénine à 
        Draveil  
      ou 
        Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, en Essonne (à 
        Draveil et à Longjumeau),  
        par Jacques Macé, 
        historien. 
       
      Article publié en 2007 
        dans le N° 76 du  
        Bulletin de la Société historique et archéologique 
        de l’Essonne et du Hurepoix (SHAEH), 
        Archives départementales de l’Essonne, Chamarande. 
      - Reproduit 
        avec l’aimable autorisation de la SHAEH 
        -  
       
       
       
       En 
        février 1848, Karl Marx et son ami Friedrich Engels publient à 
        Londres le Manifeste du Parti communiste, court texte qui analyse 
        le développement du capitalisme international et qui conserve tout 
        son intérêt à l’heure de la mondialisation. 
        Il se termine par l’apostrophe célèbre : « Prolétaires 
        de tous les pays, unissez-vous ». 
      Marx décède 
        le 14 mars 1883 après avoir publié le premier tome du Capital, 
        ouvrage exposant sa vision philosophique de l’évolution des 
        sociétés humaines ; Engels poursuit l’édition 
        des trois tomes suivants et des écrits de son ami, avec l’assistance 
        des deux filles de Marx et du français Paul Lafargue, époux 
        de l’une d’elles. 
      Si la pensée de Marx 
        et Engels imprègne le socialisme dès la fin du XIXe siècle, 
        c’est au siècle suivant que cette idéologie va constituer 
        pendant soixante-quinze ans - de la révolution russe de 1917 à 
        l’écroulement du bloc soviétique - l’élément 
        central de l’histoire de l’Europe, ainsi que de celle de nombreux 
        pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. 
        Le russe Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, créateur 
        du marxisme-léninisme, s’est trouvé à l’origine 
        de cette lourde page d’histoire et la connaissance des événements, 
        grands ou petits, de son existence entre donc légitimement dans 
        le champ des études historiques. D’autant que Lénine, 
        durant son exil en France de 1909 à 1912, a fréquenté 
        deux communes de notre actuel département de l’Essonne. 
       
        Vladimir Ilitch Oulianov 
       Vladimir 
        Oulianov naît en 1870 dans la petite ville de Simbirsk, au bord 
        de la Volga à six cents kilomètres à l’est 
        de Moscou, dans une famille de la bourgeoisie intellectuelle puisque son 
        père est inspecteur de l’enseignement. Le tsar Alexandre 
        II, qui a accédé au trône en 1855, au moment des défaites 
        de la guerre de Crimée, ressent le besoin de transformer la société 
        russe dont la population de soixante-dix millions, essentiellement rurale, 
        est soumise depuis le XVIe siècle au système du servage, 
        et d’ouvrir le pays à une industrialisation à l’occidentale. 
        Cependant les réformes qu’il lance ne constituent que des 
        demi-mesures car elles ne touchent pas aux privilèges de la noblesse 
        qui possède 75% des terres cultivables. Après l’abolition 
        du servage, les paysans ne deviennent pas propriétaires et doivent 
        s’organiser en communautés villageoises (les mirs). 
        Les classes moyennes réformistes se tournent, déçues, 
        vers le socialisme, tandis que, dans les universités, de jeunes 
        nobles, des fils de popes et de petits fonctionnaires adoptent des idées 
        extrémistes, multiplient les attentats et reçoivent le nom 
        de nihilistes. Alexandre II est assassiné à Saint-Petersbourg 
        en 1881 et son fils Alexandre III lui succède. Vladimir Ilitch 
        a alors 11 ans. 
         
       Alexandre 
        III, traumatisé par la mort de son père, met un terme à 
        l’évolution sociale du pays et déclare ‘‘le 
        libéralisme révoltant et absurde’’. Il mène 
        une politique autocratique appuyée sur une police et une bureaucratie 
        omniprésentes, dénoncée notamment et sans grand effet 
        par Tolstoï. Le tsar est l’objet de plusieurs attentats. Alexandre 
        Ilitch Oulianov, frère aîné de Vladimir, compromis 
        dans un projet d’attentat, est arrêté, condamné 
        et pendu en 1887. A la suite de ce drame, Vladimir Ilitch, âgé 
        de 17 ans, s’engage résolument dans la voie révolutionnaire, 
        au côté de nombreux étudiants. Il termine ses études 
        et devient avocat en 1892. Il plaide notamment en faveur des militants 
        ouvriers et étudiants arrêtés, dans un style polémique 
        à l’ironie féroce, qui attire rapidement sur lui l’attention 
        des autorités. En 1894, il fait la connaissance de la militante 
        Nadiejda Kroupskaïa (dite Nadia), qui deviendra son épouse 
        quelques années plus tard. Puis il fait un premier voyage en Europe 
        qui le conduit à Berlin, en Suisse et à Paris. Il y rencontre 
        les responsables des divers mouvements socialistes et les nombreux révolutionnaires 
        russes qui se sont exilés pour poursuivre leur action depuis l’étranger. 
         
         A 
        son retour à Saint-Pétersbourg en décembre 1895, 
        Vladimir Oulianov est arrêté et condamné à 
        trois ans de relégation dans le village de Minoussinsk en Sibérie, 
        près de la rivière Lena qui lui inspire à son retour 
        en 1900 le pseudonyme de Lénine sous lequel il commence à 
        publier ses réflexions d’exil. En 1894, Nicolas II a succédé 
        à son père Alexandre III mais le nouveau tsar est un être 
        hésitant, louvoyant, entièrement soumis à l’influence 
        réactionnaire de sa famille et notamment à l’intransigeance 
        de son épouse Alix de Hesse, très impopulaire en raison 
        de son origine allemande. La politique d’industrialisation de Nicolas 
        II à l’aide de capitaux étrangers (les fameux emprunts 
        russes !) est compromise par la poussée démographique : 
        la Russie passe de 125 millions d’habitants en 1895 à 174 
        en 1914. L’empire russe se lance dans une politique d’expansion 
        à l’Est, vers la Mandchourie également convoitée 
        par le Japon. La guerre russo-japonaise de 1904 se termine par une sévère 
        défaite de l’armée et de la flotte russes à 
        Port-Arthur. Grèves et manifestations se succèdent à 
        Saint-Pétersbourg jusqu’au dimanche rouge 22 janvier 
        1905, où plus de mille personnes tombent sous les salves de la 
        troupe devant le Palais d’Hiver. La Russie s’enfonce dans 
        une crise profonde qui va conduire la dynastie des Romanov à sa 
        perte. 
         
         Les 
        révolutionnaires russes sont divisés en factions s’opposant 
        sur la manière d’accéder au pouvoir. Alors que les 
        mencheviks espèrent parvenir à une alliance démocratique 
        avec la bourgeoisie libérale, Lénine devient le penseur 
        et l’un des leaders du Parti Ouvrier Social-Démocrate de 
        Russie ou POSDR (dit aussi bolchevik, c’est-à-dire majoritaire) 
        qui prépare la prise du pouvoir par la violence et la dictature 
        du prolétariat. Chargé de la rédaction et de l’impression 
        de journaux qui sont diffusés clandestinement en Russie, Lénine 
        mène son activité politique et poursuit ses recherches philosophiques 
        et sociologiques depuis l’étranger, à l’exception 
        d’un court retour en Russie après le dimanche rouge de 1905. 
        Accompagné de son épouse et de sa belle-mère, il 
        change fréquemment de lieu de résidence pour des raisons 
        de sécurité. En 1901, il est à Munich, en 1902 et 
        1903 à Londres où il fréquente assidûment la 
        bibliothèque du British Museum, à Genève et en Finlande 
        de 1904 à 1908. Il publie alors les premiers ouvrages dans lesquels 
        il développe les idées qui donneront naissance au marxisme-léninisme 
        Que faire ? (1902), Un pas en avant, un pas en arrière 
        (1904), Marxisme et révisionnisme (1908). Début 
        1909 enfin, Vladimir Ilitch, Nadia et sa mère, s’installent 
        à Paris. Lénine recrute alors pour secrétaire-interprète 
        une française nommée Inessa-Élisabeth Armand.  
       Celle-ci, 
        née à Paris en 1874 dans une famille d’artistes, avait 
        épousé un riche commerçant russe, avait vécu 
        à Moscou et s’était engagée au côté 
        des bolcheviks. Menacée d’arrestation, veuve, elle était 
        rentrée en Belgique, puis en France en 1908. Musicienne, polyglotte, 
        belle et très intelligente, Inessa Armand va rapidement devenir 
        l’égérie de Lénine - avec le consentement tacite 
        de Nadia Kroupskaïa1 
        - et ne plus le quitter jusqu’en 1917. 
         
        1 Dans 
        Ma vie avec Lénine, Nadia Kroupskaïa a écrit 
        : « La maison s'éclairait quand entrait Inessa. Rien ne lui 
        était indifférent, elle prenait tout à cœur 
        ». 
      Lénine 
        à Paris 
       A 
        Paris, Lénine vit avec son épouse et sa belle-mère 
        d’abord près du Parc Montsouris (24 rue Beaunier), puis de 
        juillet 1909 à juin 1912 dans un petit appartement de deux pièces-cuisine 
        situé 4 rue Marie-Rose dans le 14e arrondissement. Il consacre 
        une partie de son temps à des travaux documentaires à la 
        Bibliothèque nationale de la rue de Richelieu, où il se 
        rend à bicyclette. La petite histoire a même retenu qu’il 
        s’est fait voler son premier vélo devant la Bibliothèque 
        nationale et qu’il a cassé une roue de son second vélo 
        dans un trou de la chaussée en se rendant à Issy. Il s’intéresse 
        aussi beaucoup au développement de l’aviation et il est un 
        spectateur assidu des meetings tenus sur le terrain de Port-Aviation, 
        à Paray-Vieille-Poste et Viry-Châtillon. Malheureusement, 
        un jour de décembre 1909, il est renversé par un ‘‘vicomte 
        en auto’’ en s’y rendant et son vélo est bien 
        abîmé. Il écrit à sa sœur : « 
        Je venais de Juvisy quand une auto a écrasé ma bicyclette 
        (j’ai réussi à sauter). Le public m’a aidé 
        à noter le numéro de l’auto et quelques personnes 
        ont accepté d’être témoins. J’ai pu identifier 
        le propriétaire de l’auto (c’est une vicomte, que le 
        diable l’emporte) et maintenant je suis en procès avec lui, 
        par l’intermédiaire d’un avocat. De toute façon, 
        je n’aurais plus fait de bicyclette en cette saison : il fait froid 
        ». 
      Lénine a un grand regret, 
        celui de n’avoir pas connu son maître à penser Karl 
        Marx mais, à la Bibliothèque russe de Paris, dirigée 
        par un certain Charles Rappoport, d’origine franco-russe, il entre 
        en contact avec Paul Lafargue, le gendre de Marx, membre de la Commission 
        Administrative Permanente de la SFIO, le parti socialiste unitaire 
        créé par Jean Jaurès en 1905. Les deux hommes, impliqués 
        dans des combats parallèles, vont rapidement se lier d’amitié. 
      Paul 
        Lafargue 
       Né 
        à Cuba en 1842, Paul Lafargue compte parmi ses grand-parents un 
        juif, une métisse créole et une caraïbe. « Le 
        sang de trois races opprimées coule dans mes veines », dira-t-il. 
        Etudiant en médecine à Paris en 1865, conquis par les idées 
        socialistes, il milite si vigoureusement avec les étudiants blanquistes 
        qu’il est chassé de l’Université et doit partir 
        achever ses études de médecine à Londres. Dans la 
        capitale britannique, il fréquente Karl Marx dont il devient le 
        secrétaire. Marx, dont l’épouse Jenny est d’origine 
        aristocratique, a trois filles qui ont reçu une éducation 
        intellectuelle et sociale très poussée. La seconde, Laura, 
        traductrice en anglais et en français des œuvres de son père, 
        est une disciple ardente et convaincue de ce dernier. Paul et Laura se 
        marient à Londres en 1868, reviennent en France juste à 
        temps pour participer, à Paris et à Bordeaux, aux événements 
        de la Commune, et doivent repartir vivre à Londres jusqu’à 
        l’amnistie des Communards en 1880. Rentré en France, Paul 
        Lafargue crée avec Jules Guesde le Parti Ouvrier Français, 
        premier parti authentiquement marxiste, et parcourt les régions 
        ouvrières pour y donner des conférences. Son activité 
        politique et en faveur du droit syndical, notamment de la Journée 
        du 1er Mai, lui valent plusieurs séjours en prison. Au cours de 
        l’un d’eux, il écrit son ouvrage le plus célèbre, 
        un pamphlet intitulé Le droit à la paresse, dans 
        lequel il rend le monde ouvrier responsable de sa propre aliénation 
        et préconise la réduction du temps de travail de 70 à 
        . . . 25 heures par semaine (le but fixé par Lafargue n’est 
        donc pas encore atteint). A Fourmies dans le Nord, le 1er mai 1891, la 
        troupe tire sur des femmes et des enfants manifestant contre l’arrestation 
        de grévistes et fait neuf morts. Lafargue, qui a tenu quelques 
        jours plus tôt un meeting à Fourmies, est inculpé 
        et condamné pour ‘‘incitation au meurtre’’ 
        (un comble !) . Il est élu député de Lille pendant 
        son incarcération et acquiert ainsi une grande célébrité 
        populaire. 
       Friedrich 
        Engels, issu d’un famille de riches industriels rhénans, 
        vit à Londres et poursuit avec l’aide des Lafargue la publication 
        des œuvres de Marx, après le décès de celui-ci. 
        Il décède lui-même en 1894, léguant un quart 
        de sa fortune à Laura Marx-Lafargue. Le couple Lafargue, qui a 
        mené pendant trente ans une vie dramatique et misérable, 
        décide de prendre un peu de repos et achète une belle propriété 
        à Draveil, en Seine-&-Oise. 
        Celle-ci comprend une dizaine de pièces, de nombreuses dépendances, 
        un parc et un jardin potager d’un hectare2 
        . Ce domicile fera beaucoup jaser dans les milieux socialistes. Ne parlons 
        pas de leurs adversaires ! Paul Lafargue reste cependant très actif 
        au sein de la nouvelle SFIO, où il est chargé des relations 
        avec les partis-frères allemand, anglais, roumain, hongrois, etc., 
        avec l’assistance de son emblématique épouse, la ‘‘fille 
        de Marx’’ comme on dit dans les milieux populaires. 
      
        
          
 2 
              Cette 
              propriété, quelque peu remaniée et embellie, 
              existe toujours : 108 boulevard Henri Barbusse à Draveil. 
              Elle appartient aujourd'hui à une association suisse, philosophique 
              et humaniste, nommée Les amis de l'Homme.  | 
         
       
      La 
        rencontre de Draveil 
       Lénine 
        exprime à Paul Lafargue le vif désir de Nadia Kroupskaïa 
        et de lui-même de faire la connaissance de Laura Marx. C’est 
        ainsi qu’un beau dimanche de l’année 1910, Vladimir 
        Ilitch et Nadia arrivent à bicyclette à Draveil3 
        . Cette journée est ainsi évoquée dans l’ouvrage 
        de mémoires publié par Nadia Kroupskaïa, Ma vie 
        avec Lénine : « Paul Lafargue et sa femme Laura, fille de 
        Marx, habitaient Draveil, à 20 ou 25 kilomètres de Paris. 
        A cette époque-là, ils se tenaient déjà à 
        l’écart de l’activité pratique. Un jour, Ilitch 
        et moi allâmes les voir à bicyclette. Les Lafargue nous accueillirent 
        très aimablement. Ilitch parla avec Lafargue de son ouvrage philosophique 
        tandis que Laura Lafargue m’emmenait faire un tour dans le parc. 
        J’étais très émue : j’avais devant moi 
        la fille de Marx ! Je la regardais avidement et dans ses traits, je cherchais 
        malgré moi ceux de Marx. Toute confuse, je bégayais des 
        choses incohérentes sur la Russie et la participation des femmes 
        au mouvement révolutionnaire . . . »4. 
      3 
        Des 
        amis ont offert à Lénine un vélo neuf ! 
        4 
        Il 
        est toujours possible de se promener dans le paisible et agréable 
        parc de la maison Lafargue à Draveil en évoquant la rencontre 
        de Nadia et Laura. S'adresser aux propriétaires qui sont très 
        accueillants.  
      L’École 
        de Longjumeau 
       Au 
        printemps suivant, celui de 1911, Lénine et ses amis bolcheviks 
        décident de créer à Paris une école pour assurer 
        la formation politique d’ouvriers russes destinés à 
        devenir de futurs cadres locaux du Parti, une sorte d’université 
        marxiste. Pour échapper à la surveillance de la police secrète 
        russe, l’Okhrana, qui a des agents dans toute l’Europe et 
        n’hésite pas à recourir à des enlèvements 
        ou des meurtres, ils décident d’implanter cette école 
        dans une commune de banlieue animée, où le passage d’étrangers 
        n’attirera pas trop l’attention.  
        Leur choix se porte sur la commune de Longjumeau, placée sur la 
        fréquentée route de Paris et Orléans et bien desservie 
        par le chemin de fer. L’école ouvre en mars 1911 au 17 Grande 
        Rue, dans l’atelier de menuiserie d’un certain Léon 
        Duchon, qui présente l’avantage de disposer d’une sortie 
        de secours à l’arrière sur la rue Gustave Legrand. 
        Deux mois plus tard, l’école est transférée 
        dans deux autres locaux : au 60 et au 91 de la Grande Rue. Au 60, les 
        cours sont donnés dans un atelier au fond de la cour ; Inessa Armand 
        loue une partie de la maison et y loge des élèves.  
       Au 
        91, tout près de la rive de l’Yvette, Lénine, son 
        épouse et sa belle-mère occupent un appartement dans la 
        maison de M. Maire, fabricant de moutarde. La cour de cette maison présente 
        l’avantage de permettre une sortie discrète par la rue des 
        Écoles5. 
        Le séjour des professeurs et des élèves a été 
        étudié par l’Association Renaissance et Culture de 
        Longjumeau, que nous citons ci-après : « Les élèves 
        sont 18 ouvriers qui viennent de Saint-Pétersbourg, de Moscou, 
        de Sormovo, d’Ekatérinoslav, de Nikopol, de Bakou, de Tiflis 
        . . . Lénine avait recruté lui-même les professeurs 
        : Zinoviev, Kamenev et Sémachko enseignèrent l’histoire 
        du Parti Ouvrier Social Démocrate de Russie, Charles Rappoport, 
        ami de Jean Jaurès, exposa l’histoire des luttes révolutionnaires 
        en France, Riazanov l’histoire du mouvement ouvrier en Europe occidentale. 
        Lunatcharski fit des conférences sur le droit constitutionnel et 
        les questions budgétaires, Davidson sur le mouvement coopératif 
        en Occident et Volski sur la technique du journalisme. Inessa Armand enseigna 
        l’histoire du mouvement ouvrier en Belgique et dirigea un groupe 
        qui se consacra à l’étude de l’économie 
        politique. Quant à Lénine, il donna des cours d’économie 
        politique, sur la question agraire et sur la conception matérialiste 
        de l’Histoire ». La plupart des élèves 
        de Longjumeau occuperont des postes importants durant la Révolution 
        d’Octobre mais seront éliminés lors des purges staliniennes 
        des années trente. 
      Nadia Kroupskaïa, qui 
        trouvait Paris sale et sa population désagréable, se plut 
        beaucoup à Longjumeau. Ainsi, le 26 août, elle écrit 
        à une amie : « Volodia [diminutif de Vladimir] profite 
        assez bien de l’été. Il s’est organisé 
        pour travailler en plein champ, il fait beaucoup de bicyclette, se baigne 
        et est satisfait de notre villégiature. Cette semaine, nous avons 
        tous les deux roulé à bicyclette comme des fous. Nous avons 
        fait trois promenades de 70 à 75 kilomètres chacune, nous 
        avons parcouru trois forêts, c’était très agréable. 
        Volodia adore ces randonnées où l’on part à 
        six-sept heures pour rentrer tard dans la soirée ». 
      
         
           
             5 
              Sur la façade du 91, une plaque rappelle le séjour 
              de Lénine en ce lieu. Le rez-de-chaussée est occupé 
              aujourd'hui par un salon de coiffure et le restaurant turc l'Etoile 
              d'Anatolie. Lénine 
              apprécierait certainement ce cosmopolitisme ! Malgré 
              les transformations, la petite cour de l'Etoile d'Anatolie communique 
              toujours avec la rue des Ecoles. | 
         
       
       
        La fin des Lafargue 
      L’École de Longjumeau 
        ne fonctionne qu’une saison et ferme le 30 août 1911. Lénine 
        et les siens regagnent Paris où, comme les socialistes du monde 
        entier, ils vont être trois mois plus tard, le 27 novembre, profondément 
        éprouvés par l’annonce du double suicide des époux 
        Lafargue. Au petit matin du dimanche 26 novembre, leur domestique découvre, 
        dans leurs chambres respectives de leur maison de Draveil, les corps inanimés 
        de Paul et Laura Lafargue. Selon l’enquête, Paul Lafargue 
        avait fait une injection mortelle d’acide cyanhydrique à 
        son épouse puis s’était lui-même suicidé 
        par le même moyen. Il laissait un testament ainsi rédigé 
        :  
        « Sain de corps et d’esprit, je me tue avant que l’impitoyable 
        vieillesse, qui m’enlève un à un les plaisirs et les 
        joies de l’existence et qui me dépouille de mes forces et 
        physiques et intellectuelles, ne paralyse mon énergie, ne brise 
        ma volonté et ne fasse de moi une charge à moi-même 
        et aux autres. 
        Depuis des années, je me suis promis de ne pas dépasser 
        les 70 ans ; j’ai fixé l’époque de l’année 
        pour mon départ de la vie et j’ai préparé le 
        mode d’exécution de ma résolution : une injection 
        hypodermique d’acide cyanhydrique. 
        Je meurs avec la joie suprême d’avoir la certitude que, dans 
        un avenir prochain, la cause à laquelle je me suis dévoué 
        depuis quarante-cinq ans triomphera. Vive le Communisme ! Vive le Socialisme 
        International ! Paul Lafargue » .  
      Cependant Laura n’avait 
        laissé aucun document attestant de son adhésion à 
        la décision de son époux et cet étrange silence a 
        créé autour de la fin des Lafargue un malaise qui n’est 
        toujours pas dissipé quatre-vingt quinze ans plus tard. Dans Ma 
        vie avec Lénine, Nadia Kroupskaïa aborde le sujet : « 
        Il prouvera bientôt, dit Laura de son mari, combien il est sincère 
        dans ses convictions philosophiques, et les deux époux échangèrent 
        un regard qui me parut bizarre. Je compris le sens de ces paroles et de 
        ce regard plus tard, en apprenant la mort des Lafargue : ils se donnèrent 
        la mort lorsque, la vieillesse venue, les forces leur manquèrent 
        pour continuer la lutte ». Le couple était très 
        uni mais jusqu’à quel point Laura, trois ans plus jeune que 
        Paul, était-elle pleinement consentante ? Malgré ce point 
        délicat, le suicide des Lafargue participe aux débats sur 
        l’euthanasie et le droit de mourir dans la dignité qui agitent 
        toujours la société française. 
         
         Les 
        obsèques de Paul et Laura Lafargue au Père-Lachaise réunirent 
        près de 20 000 personnes. Durant l’incinération de 
        leurs corps, une dizaine de discours furent prononcés par les leaders 
        socialistes venus de toute l’Europe. Au nom du Parti Ouvrier Social-Démocrate 
        de Russie (nom officiel du parti bolchevique), Lénine lut un long 
        discours en français. Nadia Kroupskaïa nous révèle 
        qu’il l’avait écrit en russe et qu’il avait été 
        traduit par Inessa Armand. En voici quelques extraits : 
        « Tous les social-démocrates de Russie ont appris à 
        estimer profondément Lafargue comme l’un des propagateurs 
        les plus doués et les plus profonds du marxisme, dont les idées 
        ont été brillamment confirmées par l’expérience 
        de la lutte des classes dans la Révolution et la Contre-révolution 
        russes ; C’est sous le signe de ces idées que s’est 
        groupée l’avant-garde des ouvriers russes, qu’elle 
        a, par sa lutte de masse organisée, porté un coup à 
        l’absolutisme et qu’elle a défendu la cause du socialisme, 
        la cause de la révolution, la cause de la démocratie, malgré 
        toutes les trahisons, les hésitations et les tâtonnements 
        de la bourgeoisie libérale. 
        [. . .] 
        Dans l’esprit des ouvrires social-démocrates russes, deux 
        époques se rejoignaient dans la personne de Lafargue : l’époque 
        où la jeunesse révolutionnaire de France marchait avec 
        les ouvriers français, au nom des idées républicaines, 
        à l’assaut de l’Empire, et l’époque où 
        le prolétariat français, dirigé par les marxistes, 
        menait la lutte des classes conséquente contre tout l’ordre 
        bourgeois, se préparait à la lutte finale contre la bourgeoisie, 
        pour le socialisme [. . .] 
        Pour nous, social-démocrates russes, qui avons subi l’oppression 
        de l’absolutisme, imprégné de barbarie asiatique et 
        qui avons eu le bonheur de puiser dans les œuvres de Lafargue et 
        de ses amis, la connaissance directe de l’expérience et de 
        la pensée révolutionnaire des ouvriers européens, 
        il nous est maintenant évident que le triomphe de la cause, à 
        laquelle Lafargue a consacré sa vie, approche rapidement. La révolution 
        russe a ouvert l’époque des révolutions démocratiques 
        dans toute l’Asie et 800 millions d’hommes participent maintenant 
        au mouvement démocratique dans tout le monde civilisé. En 
        Europe se multiplient de plus en plus les signes précurseurs de 
        la fin de l’époque où dominait le parlementarisme 
        bourgeois, soi-disant pacifique, époque qui cédera la place 
        à celle des combats révolutionnaires du prolétariat, 
        organisé et éduqué dans l’esprit des idées 
        du marxisme, qui renversera le pouvoir de la bourgeoisie et instaurera 
        l’ordre communiste ». 
      Lénine et Kroupskaïa 
        quittèrent Paris en juin 1912 pour poursuivre leurs activités 
        plus près de la frontière russe, à Cracovie, puis 
        en 1914 depuis Genève et Zurich avant de rejoindre Petrograd en 
        1917 avec la complicité des autorités allemandes. On connaît 
        la suite. 
      NB 
        : Les urnes contenant les cendres de Paul et Laura Lafargue ont été 
        déposées au Père-Lachaise dans la sépulture 
        de leurs neveux Longuet (enfants de Jenny Marx-Longuet, soeur de Laura), 
        face au Mur des Fédérés. 
       
        La fin de Lénine et d’Inès 
        Armand 
       Beaucoup 
        se sont étonnés de la décision fatale prise par Lafargue 
        alors qu’il semblait encore en peine possession de ses capacités 
        intellectuelles et physiques. Il a justifié la précipitation 
        de son geste en expliquant que, s’il attendait l’apparition 
        de signes tangibles de dégradation de sa santé, il n’aurait 
        alors sans doute plus la force de passer à l’acte. Lénine 
        avait admiré la fin de Lafargue et déclaré qu’il 
        fallait l’imiter.  
        Cependant, frappé à cinquante-trois ans par une grave sclérose 
        cérébrale (due au surmenage selon la version officielle), 
        il ne le fit pas - ou ne put le faire - et il mourut paralysé et 
        grabataire le 21 janvier 1924. Inès Armand, membre du comité 
        féminin du comité central du parti bolchevique, avait pressenti 
        les dangers de la Révolution et son évolution sanguinaire. 
        Elle resta néanmoins envoûtée par le magnétisme 
        de Lénine, écrivant à un ami : « C’est 
        un hypnotiseur, je ne peux pas me détacher de lui, mais je vous 
        conseille de prendre vos distances ». Frappée par le 
        choléra lors d’une mission dans le Caucase, elle décéda 
        en septembre 1920. Lénine ne surmonta jamais la douleur de sa disparition6. 
      6 
        Inès Armand est la 
        seule française inhumée sur la Place Rouge, le long de la 
        muraille du Kremlin. 
       
        Le film Lénine à Paris 
       En 
        1979, le metteur en scène russe Serge Youkevitch a réalisé 
        un film intitulé Lénine à Paris, évocation 
        poétique du séjour de Lénine en France et de sa liaison 
        avec Inessa Armand. Les scènes d’extérieur ont été 
        tournées sur les lieux même de l’intrigue : à 
        Paris, Draveil et Longjumeau notamment. Les acteurs sont russes, à 
        l’exception du rôle d’Inessa confié à 
        la comédienne française Claude Jade. L’arrivée 
        à bicyclette de Lénine et Nadia chez les Lafargue à 
        Draveil a été reconstituée et la longue discussion 
        politico-sentimentale de Lénine et d’Inessa sur un banc du 
        Parc Montsouris est considérée par les cinéphiles 
        comme une scène d’anthologie. 
        Le film, sorti en 1980, a fait une belle carrière en URSS, aux 
        USA et en France dans les salles d’Art et d’Essai. La version 
        française peut être visionnée à la demande 
        en projection privée au Forum des Images de la Cinémathèque 
        de Paris, au Forum des Halles. 
       
        Jacques Macé 
       
        - Bibliographie - 
      . Nadiejda Kroupskaïa, 
        Ma vie avec Lénine, Payot, Paris, 1933. 
        . Georges Cogniot, Lénine à Paris, Editions Messidor, 
        Paris, 1967. 
        . Georges Bardawil, Inès Armand, La deuxième fois que 
        j’entendis parler d’elle, J.C. Lattès, Paris, 
        1983. 
        . Jacques Macé, Paul et Laura Lafargue, du droit à la 
        paresse au droit de choisir sa mort, L’Harmattan, Paris, 2001. 
        . Association Renaissance et Culture de Longjumeau, Lénine 
        et l’École de Longjumeau, Le Citoyen,  
        magazine de la ville de Longjumeau, n° 130, juillet-août 2006. 
        . Vladimir Fedorowski, Le roman de la Russie insolite, Éditions 
        du Rocher, 2004.  
        Un chapitre est consacré à Inès Armand, d’après 
        des lettres extraites récemment des archives russes. 
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