La visite de Lénine à Draveil

ou
Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, en Essonne (à Draveil et à Longjumeau),
par Jacques Macé, historien.


Article publié en 2007 dans le N° 76 du
Bulletin de la Société historique et archéologique de l’Essonne et du Hurepoix (SHAEH),
Archives départementales de l’Essonne, Chamarande.

- Reproduit avec l’aimable autorisation de la SHAEH -



Karl Marx et Friedrich EngelsEn février 1848, Karl Marx et son ami Friedrich Engels publient à Londres le Manifeste du Parti communiste, court texte qui analyse le développement du capitalisme international et qui conserve tout son intérêt à l’heure de la mondialisation. Il se termine par l’apostrophe célèbre : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ».

Marx décède le 14 mars 1883 après avoir publié le premier tome du Capital, ouvrage exposant sa vision philosophique de l’évolution des sociétés humaines ; Engels poursuit l’édition des trois tomes suivants et des écrits de son ami, avec l’assistance des deux filles de Marx et du français Paul Lafargue, époux de l’une d’elles.

Si la pensée de Marx et Engels imprègne le socialisme dès la fin du XIXe siècle, c’est au siècle suivant que cette idéologie va constituer pendant soixante-quinze ans - de la révolution russe de 1917 à l’écroulement du bloc soviétique - l’élément central de l’histoire de l’Europe, ainsi que de celle de nombreux pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Le russe Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, créateur du marxisme-léninisme, s’est trouvé à l’origine de cette lourde page d’histoire et la connaissance des événements, grands ou petits, de son existence entre donc légitimement dans le champ des études historiques. D’autant que Lénine, durant son exil en France de 1909 à 1912, a fréquenté deux communes de notre actuel département de l’Essonne.


Vladimir Ilitch Oulianov

Vladimir Oulianov enfantVladimir Oulianov naît en 1870 dans la petite ville de Simbirsk, au bord de la Volga à six cents kilomètres à l’est de Moscou, dans une famille de la bourgeoisie intellectuelle puisque son père est inspecteur de l’enseignement. Le tsar Alexandre II, qui a accédé au trône en 1855, au moment des défaites de la guerre de Crimée, ressent le besoin de transformer la société russe dont la population de soixante-dix millions, essentiellement rurale, est soumise depuis le XVIe siècle au système du servage, et d’ouvrir le pays à une industrialisation à l’occidentale. Cependant les réformes qu’il lance ne constituent que des demi-mesures car elles ne touchent pas aux privilèges de la noblesse qui possède 75% des terres cultivables. Après l’abolition du servage, les paysans ne deviennent pas propriétaires et doivent s’organiser en communautés villageoises (les mirs). Les classes moyennes réformistes se tournent, déçues, vers le socialisme, tandis que, dans les universités, de jeunes nobles, des fils de popes et de petits fonctionnaires adoptent des idées extrémistes, multiplient les attentats et reçoivent le nom de nihilistes. Alexandre II est assassiné à Saint-Petersbourg en 1881 et son fils Alexandre III lui succède. Vladimir Ilitch a alors 11 ans.

Alexandre IIIAlexandre III, traumatisé par la mort de son père, met un terme à l’évolution sociale du pays et déclare ‘‘le libéralisme révoltant et absurde’’. Il mène une politique autocratique appuyée sur une police et une bureaucratie omniprésentes, dénoncée notamment et sans grand effet par Tolstoï. Le tsar est l’objet de plusieurs attentats. Alexandre Ilitch Oulianov, frère aîné de Vladimir, compromis dans un projet d’attentat, est arrêté, condamné et pendu en 1887. A la suite de ce drame, Vladimir Ilitch, âgé de 17 ans, s’engage résolument dans la voie révolutionnaire, au côté de nombreux étudiants. Il termine ses études et devient avocat en 1892. Il plaide notamment en faveur des militants ouvriers et étudiants arrêtés, dans un style polémique à l’ironie féroce, qui attire rapidement sur lui l’attention des autorités. En 1894, il fait la connaissance de la militante Nadiejda Kroupskaïa (dite Nadia), qui deviendra son épouse quelques années plus tard. Puis il fait un premier voyage en Europe qui le conduit à Berlin, en Suisse et à Paris. Il y rencontre les responsables des divers mouvements socialistes et les nombreux révolutionnaires russes qui se sont exilés pour poursuivre leur action depuis l’étranger.

Nicolas IIA son retour à Saint-Pétersbourg en décembre 1895, Vladimir Oulianov est arrêté et condamné à trois ans de relégation dans le village de Minoussinsk en Sibérie, près de la rivière Lena qui lui inspire à son retour en 1900 le pseudonyme de Lénine sous lequel il commence à publier ses réflexions d’exil. En 1894, Nicolas II a succédé à son père Alexandre III mais le nouveau tsar est un être hésitant, louvoyant, entièrement soumis à l’influence réactionnaire de sa famille et notamment à l’intransigeance de son épouse Alix de Hesse, très impopulaire en raison de son origine allemande. La politique d’industrialisation de Nicolas II à l’aide de capitaux étrangers (les fameux emprunts russes !) est compromise par la poussée démographique : la Russie passe de 125 millions d’habitants en 1895 à 174 en 1914. L’empire russe se lance dans une politique d’expansion à l’Est, vers la Mandchourie également convoitée par le Japon. La guerre russo-japonaise de 1904 se termine par une sévère défaite de l’armée et de la flotte russes à Port-Arthur. Grèves et manifestations se succèdent à Saint-Pétersbourg jusqu’au dimanche rouge 22 janvier 1905, où plus de mille personnes tombent sous les salves de la troupe devant le Palais d’Hiver. La Russie s’enfonce dans une crise profonde qui va conduire la dynastie des Romanov à sa perte.

LénineLes révolutionnaires russes sont divisés en factions s’opposant sur la manière d’accéder au pouvoir. Alors que les mencheviks espèrent parvenir à une alliance démocratique avec la bourgeoisie libérale, Lénine devient le penseur et l’un des leaders du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie ou POSDR (dit aussi bolchevik, c’est-à-dire majoritaire) qui prépare la prise du pouvoir par la violence et la dictature du prolétariat. Chargé de la rédaction et de l’impression de journaux qui sont diffusés clandestinement en Russie, Lénine mène son activité politique et poursuit ses recherches philosophiques et sociologiques depuis l’étranger, à l’exception d’un court retour en Russie après le dimanche rouge de 1905. Accompagné de son épouse et de sa belle-mère, il change fréquemment de lieu de résidence pour des raisons de sécurité. En 1901, il est à Munich, en 1902 et 1903 à Londres où il fréquente assidûment la bibliothèque du British Museum, à Genève et en Finlande de 1904 à 1908. Il publie alors les premiers ouvrages dans lesquels il développe les idées qui donneront naissance au marxisme-léninisme Que faire ? (1902), Un pas en avant, un pas en arrière (1904), Marxisme et révisionnisme (1908). Début 1909 enfin, Vladimir Ilitch, Nadia et sa mère, s’installent à Paris. Lénine recrute alors pour secrétaire-interprète une française nommée Inessa-Élisabeth Armand.

Inessa-Élisabeth ArmandCelle-ci, née à Paris en 1874 dans une famille d’artistes, avait épousé un riche commerçant russe, avait vécu à Moscou et s’était engagée au côté des bolcheviks. Menacée d’arrestation, veuve, elle était rentrée en Belgique, puis en France en 1908. Musicienne, polyglotte, belle et très intelligente, Inessa Armand va rapidement devenir l’égérie de Lénine - avec le consentement tacite de Nadia Kroupskaïa1 - et ne plus le quitter jusqu’en 1917.

1 Dans Ma vie avec Lénine, Nadia Kroupskaïa a écrit : « La maison s'éclairait quand entrait Inessa. Rien ne lui était indifférent, elle prenait tout à cœur ».

Lénine à Paris

Nadia KroupskaïaA Paris, Lénine vit avec son épouse et sa belle-mère d’abord près du Parc Montsouris (24 rue Beaunier), puis de juillet 1909 à juin 1912 dans un petit appartement de deux pièces-cuisine situé 4 rue Marie-Rose dans le 14e arrondissement. Il consacre une partie de son temps à des travaux documentaires à la Bibliothèque nationale de la rue de Richelieu, où il se rend à bicyclette. La petite histoire a même retenu qu’il s’est fait voler son premier vélo devant la Bibliothèque nationale et qu’il a cassé une roue de son second vélo dans un trou de la chaussée en se rendant à Issy. Il s’intéresse aussi beaucoup au développement de l’aviation et il est un spectateur assidu des meetings tenus sur le terrain de Port-Aviation, à Paray-Vieille-Poste et Viry-Châtillon. Malheureusement, un jour de décembre 1909, il est renversé par un ‘‘vicomte en auto’’ en s’y rendant et son vélo est bien abîmé. Il écrit à sa sœur : « Je venais de Juvisy quand une auto a écrasé ma bicyclette (j’ai réussi à sauter). Le public m’a aidé à noter le numéro de l’auto et quelques personnes ont accepté d’être témoins. J’ai pu identifier le propriétaire de l’auto (c’est une vicomte, que le diable l’emporte) et maintenant je suis en procès avec lui, par l’intermédiaire d’un avocat. De toute façon, je n’aurais plus fait de bicyclette en cette saison : il fait froid ».

Lénine a un grand regret, celui de n’avoir pas connu son maître à penser Karl Marx mais, à la Bibliothèque russe de Paris, dirigée par un certain Charles Rappoport, d’origine franco-russe, il entre en contact avec Paul Lafargue, le gendre de Marx, membre de la Commission Administrative Permanente de la SFIO, le parti socialiste unitaire créé par Jean Jaurès en 1905. Les deux hommes, impliqués dans des combats parallèles, vont rapidement se lier d’amitié.

Paul Lafargue

Paul LafargueNé à Cuba en 1842, Paul Lafargue compte parmi ses grand-parents un juif, une métisse créole et une caraïbe. « Le sang de trois races opprimées coule dans mes veines », dira-t-il. Etudiant en médecine à Paris en 1865, conquis par les idées socialistes, il milite si vigoureusement avec les étudiants blanquistes qu’il est chassé de l’Université et doit partir achever ses études de médecine à Londres. Dans la capitale britannique, il fréquente Karl Marx dont il devient le secrétaire. Marx, dont l’épouse Jenny est d’origine aristocratique, a trois filles qui ont reçu une éducation intellectuelle et sociale très poussée. La seconde, Laura, traductrice en anglais et en français des œuvres de son père, est une disciple ardente et convaincue de ce dernier. Paul et Laura se marient à Londres en 1868, reviennent en France juste à temps pour participer, à Paris et à Bordeaux, aux événements de la Commune, et doivent repartir vivre à Londres jusqu’à l’amnistie des Communards en 1880. Rentré en France, Paul Lafargue crée avec Jules Guesde le Parti Ouvrier Français, premier parti authentiquement marxiste, et parcourt les régions ouvrières pour y donner des conférences. Son activité politique et en faveur du droit syndical, notamment de la Journée du 1er Mai, lui valent plusieurs séjours en prison. Au cours de l’un d’eux, il écrit son ouvrage le plus célèbre, un pamphlet intitulé Le droit à la paresse, dans lequel il rend le monde ouvrier responsable de sa propre aliénation et préconise la réduction du temps de travail de 70 à . . . 25 heures par semaine (le but fixé par Lafargue n’est donc pas encore atteint). A Fourmies dans le Nord, le 1er mai 1891, la troupe tire sur des femmes et des enfants manifestant contre l’arrestation de grévistes et fait neuf morts. Lafargue, qui a tenu quelques jours plus tôt un meeting à Fourmies, est inculpé et condamné pour ‘‘incitation au meurtre’’ (un comble !) . Il est élu député de Lille pendant son incarcération et acquiert ainsi une grande célébrité populaire.

Maison Lafargue à Draveil vers 1920Friedrich Engels, issu d’un famille de riches industriels rhénans, vit à Londres et poursuit avec l’aide des Lafargue la publication des œuvres de Marx, après le décès de celui-ci. Il décède lui-même en 1894, léguant un quart de sa fortune à Laura Marx-Lafargue. Le couple Lafargue, qui a mené pendant trente ans une vie dramatique et misérable, décide de prendre un peu de repos et achète une belle propriété à Draveil, en Seine-&-Oise.
Celle-ci comprend une dizaine de pièces, de nombreuses dépendances, un parc et un jardin potager d’un hectare2 . Ce domicile fera beaucoup jaser dans les milieux socialistes. Ne parlons pas de leurs adversaires ! Paul Lafargue reste cependant très actif au sein de la nouvelle SFIO, où il est chargé des relations avec les partis-frères allemand, anglais, roumain, hongrois, etc., avec l’assistance de son emblématique épouse, la ‘‘fille de Marx’’ comme on dit dans les milieux populaires.

Propriété aujourd'hui2 Cette propriété, quelque peu remaniée et embellie, existe toujours : 108 boulevard Henri Barbusse à Draveil. Elle appartient aujourd'hui à une association suisse, philosophique et humaniste, nommée Les amis de l'Homme.

La rencontre de Draveil

Laura MarxLénine exprime à Paul Lafargue le vif désir de Nadia Kroupskaïa et de lui-même de faire la connaissance de Laura Marx. C’est ainsi qu’un beau dimanche de l’année 1910, Vladimir Ilitch et Nadia arrivent à bicyclette à Draveil3 . Cette journée est ainsi évoquée dans l’ouvrage de mémoires publié par Nadia Kroupskaïa, Ma vie avec Lénine : « Paul Lafargue et sa femme Laura, fille de Marx, habitaient Draveil, à 20 ou 25 kilomètres de Paris. A cette époque-là, ils se tenaient déjà à l’écart de l’activité pratique. Un jour, Ilitch et moi allâmes les voir à bicyclette. Les Lafargue nous accueillirent très aimablement. Ilitch parla avec Lafargue de son ouvrage philosophique tandis que Laura Lafargue m’emmenait faire un tour dans le parc. J’étais très émue : j’avais devant moi la fille de Marx ! Je la regardais avidement et dans ses traits, je cherchais malgré moi ceux de Marx. Toute confuse, je bégayais des choses incohérentes sur la Russie et la participation des femmes au mouvement révolutionnaire . . . »4.

3 Des amis ont offert à Lénine un vélo neuf !
4 Il est toujours possible de se promener dans le paisible et agréable parc de la maison Lafargue à Draveil en évoquant la rencontre de Nadia et Laura. S'adresser aux propriétaires qui sont très accueillants.

L’École de Longjumeau

Ecole 60 Grande Rue à LongjumeauAu printemps suivant, celui de 1911, Lénine et ses amis bolcheviks décident de créer à Paris une école pour assurer la formation politique d’ouvriers russes destinés à devenir de futurs cadres locaux du Parti, une sorte d’université marxiste. Pour échapper à la surveillance de la police secrète russe, l’Okhrana, qui a des agents dans toute l’Europe et n’hésite pas à recourir à des enlèvements ou des meurtres, ils décident d’implanter cette école dans une commune de banlieue animée, où le passage d’étrangers n’attirera pas trop l’attention.
Leur choix se porte sur la commune de Longjumeau, placée sur la fréquentée route de Paris et Orléans et bien desservie par le chemin de fer. L’école ouvre en mars 1911 au 17 Grande Rue, dans l’atelier de menuiserie d’un certain Léon Duchon, qui présente l’avantage de disposer d’une sortie de secours à l’arrière sur la rue Gustave Legrand. Deux mois plus tard, l’école est transférée dans deux autres locaux : au 60 et au 91 de la Grande Rue. Au 60, les cours sont donnés dans un atelier au fond de la cour ; Inessa Armand loue une partie de la maison et y loge des élèves.

Maison LénineAu 91, tout près de la rive de l’Yvette, Lénine, son épouse et sa belle-mère occupent un appartement dans la maison de M. Maire, fabricant de moutarde. La cour de cette maison présente l’avantage de permettre une sortie discrète par la rue des Écoles5. Le séjour des professeurs et des élèves a été étudié par l’Association Renaissance et Culture de Longjumeau, que nous citons ci-après : « Les élèves sont 18 ouvriers qui viennent de Saint-Pétersbourg, de Moscou, de Sormovo, d’Ekatérinoslav, de Nikopol, de Bakou, de Tiflis . . . Lénine avait recruté lui-même les professeurs : Zinoviev, Kamenev et Sémachko enseignèrent l’histoire du Parti Ouvrier Social Démocrate de Russie, Charles Rappoport, ami de Jean Jaurès, exposa l’histoire des luttes révolutionnaires en France, Riazanov l’histoire du mouvement ouvrier en Europe occidentale. Lunatcharski fit des conférences sur le droit constitutionnel et les questions budgétaires, Davidson sur le mouvement coopératif en Occident et Volski sur la technique du journalisme. Inessa Armand enseigna l’histoire du mouvement ouvrier en Belgique et dirigea un groupe qui se consacra à l’étude de l’économie politique. Quant à Lénine, il donna des cours d’économie politique, sur la question agraire et sur la conception matérialiste de l’Histoire ». La plupart des élèves de Longjumeau occuperont des postes importants durant la Révolution d’Octobre mais seront éliminés lors des purges staliniennes des années trente.

Nadia Kroupskaïa, qui trouvait Paris sale et sa population désagréable, se plut beaucoup à Longjumeau. Ainsi, le 26 août, elle écrit à une amie : « Volodia [diminutif de Vladimir] profite assez bien de l’été. Il s’est organisé pour travailler en plein champ, il fait beaucoup de bicyclette, se baigne et est satisfait de notre villégiature. Cette semaine, nous avons tous les deux roulé à bicyclette comme des fous. Nous avons fait trois promenades de 70 à 75 kilomètres chacune, nous avons parcouru trois forêts, c’était très agréable. Volodia adore ces randonnées où l’on part à six-sept heures pour rentrer tard dans la soirée ».

Plaque5 Sur la façade du 91, une plaque rappelle le séjour de Lénine en ce lieu. Le rez-de-chaussée est occupé aujourd'hui par un salon de coiffure et le restaurant turc l'Etoile d'Anatolie. Lénine apprécierait certainement ce cosmopolitisme ! Malgré les transformations, la petite cour de l'Etoile d'Anatolie communique toujours avec la rue des Ecoles.


La fin des Lafargue

L’École de Longjumeau ne fonctionne qu’une saison et ferme le 30 août 1911. Lénine et les siens regagnent Paris où, comme les socialistes du monde entier, ils vont être trois mois plus tard, le 27 novembre, profondément éprouvés par l’annonce du double suicide des époux Lafargue. Au petit matin du dimanche 26 novembre, leur domestique découvre, dans leurs chambres respectives de leur maison de Draveil, les corps inanimés de Paul et Laura Lafargue. Selon l’enquête, Paul Lafargue avait fait une injection mortelle d’acide cyanhydrique à son épouse puis s’était lui-même suicidé par le même moyen. Il laissait un testament ainsi rédigé :
« Sain de corps et d’esprit, je me tue avant que l’impitoyable vieillesse, qui m’enlève un à un les plaisirs et les joies de l’existence et qui me dépouille de mes forces et physiques et intellectuelles, ne paralyse mon énergie, ne brise ma volonté et ne fasse de moi une charge à moi-même et aux autres.
Depuis des années, je me suis promis de ne pas dépasser les 70 ans ; j’ai fixé l’époque de l’année pour mon départ de la vie et j’ai préparé le mode d’exécution de ma résolution : une injection hypodermique d’acide cyanhydrique.
Je meurs avec la joie suprême d’avoir la certitude que, dans un avenir prochain, la cause à laquelle je me suis dévoué depuis quarante-cinq ans triomphera. Vive le Communisme ! Vive le Socialisme International ! Paul Lafargue
» .

Cependant Laura n’avait laissé aucun document attestant de son adhésion à la décision de son époux et cet étrange silence a créé autour de la fin des Lafargue un malaise qui n’est toujours pas dissipé quatre-vingt quinze ans plus tard. Dans Ma vie avec Lénine, Nadia Kroupskaïa aborde le sujet : « Il prouvera bientôt, dit Laura de son mari, combien il est sincère dans ses convictions philosophiques, et les deux époux échangèrent un regard qui me parut bizarre. Je compris le sens de ces paroles et de ce regard plus tard, en apprenant la mort des Lafargue : ils se donnèrent la mort lorsque, la vieillesse venue, les forces leur manquèrent pour continuer la lutte ». Le couple était très uni mais jusqu’à quel point Laura, trois ans plus jeune que Paul, était-elle pleinement consentante ? Malgré ce point délicat, le suicide des Lafargue participe aux débats sur l’euthanasie et le droit de mourir dans la dignité qui agitent toujours la société française.

Tombe des époux LafargueLes obsèques de Paul et Laura Lafargue au Père-Lachaise réunirent près de 20 000 personnes. Durant l’incinération de leurs corps, une dizaine de discours furent prononcés par les leaders socialistes venus de toute l’Europe. Au nom du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (nom officiel du parti bolchevique), Lénine lut un long discours en français. Nadia Kroupskaïa nous révèle qu’il l’avait écrit en russe et qu’il avait été traduit par Inessa Armand. En voici quelques extraits :
« Tous les social-démocrates de Russie ont appris à estimer profondément Lafargue comme l’un des propagateurs les plus doués et les plus profonds du marxisme, dont les idées ont été brillamment confirmées par l’expérience de la lutte des classes dans la Révolution et la Contre-révolution russes ; C’est sous le signe de ces idées que s’est groupée l’avant-garde des ouvriers russes, qu’elle a, par sa lutte de masse organisée, porté un coup à l’absolutisme et qu’elle a défendu la cause du socialisme, la cause de la révolution, la cause de la démocratie, malgré toutes les trahisons, les hésitations et les tâtonnements de la bourgeoisie libérale.
[. . .]
Dans l’esprit des ouvrires social-démocrates russes, deux époques se rejoignaient dans la personne de Lafargue : l’époque où la jeunesse révolutionnaire de France marchait avec les ouvriers français, au nom des idées républicaines, à l’assaut de l’Empire, et l’époque où le prolétariat français, dirigé par les marxistes, menait la lutte des classes conséquente contre tout l’ordre bourgeois, se préparait à la lutte finale contre la bourgeoisie, pour le socialisme [. . .]
Pour nous, social-démocrates russes, qui avons subi l’oppression de l’absolutisme, imprégné de barbarie asiatique et qui avons eu le bonheur de puiser dans les œuvres de Lafargue et de ses amis, la connaissance directe de l’expérience et de la pensée révolutionnaire des ouvriers européens, il nous est maintenant évident que le triomphe de la cause, à laquelle Lafargue a consacré sa vie, approche rapidement. La révolution russe a ouvert l’époque des révolutions démocratiques dans toute l’Asie et 800 millions d’hommes participent maintenant au mouvement démocratique dans tout le monde civilisé. En Europe se multiplient de plus en plus les signes précurseurs de la fin de l’époque où dominait le parlementarisme bourgeois, soi-disant pacifique, époque qui cédera la place à celle des combats révolutionnaires du prolétariat, organisé et éduqué dans l’esprit des idées du marxisme, qui renversera le pouvoir de la bourgeoisie et instaurera l’ordre communiste ».

Lénine et Kroupskaïa quittèrent Paris en juin 1912 pour poursuivre leurs activités plus près de la frontière russe, à Cracovie, puis en 1914 depuis Genève et Zurich avant de rejoindre Petrograd en 1917 avec la complicité des autorités allemandes. On connaît la suite.

NB : Les urnes contenant les cendres de Paul et Laura Lafargue ont été déposées au Père-Lachaise dans la sépulture de leurs neveux Longuet (enfants de Jenny Marx-Longuet, soeur de Laura), face au Mur des Fédérés.


La fin de Lénine et d’Inès Armand

Lénine en 1920Beaucoup se sont étonnés de la décision fatale prise par Lafargue alors qu’il semblait encore en peine possession de ses capacités intellectuelles et physiques. Il a justifié la précipitation de son geste en expliquant que, s’il attendait l’apparition de signes tangibles de dégradation de sa santé, il n’aurait alors sans doute plus la force de passer à l’acte. Lénine avait admiré la fin de Lafargue et déclaré qu’il fallait l’imiter.
Cependant, frappé à cinquante-trois ans par une grave sclérose cérébrale (due au surmenage selon la version officielle), il ne le fit pas - ou ne put le faire - et il mourut paralysé et grabataire le 21 janvier 1924. Inès Armand, membre du comité féminin du comité central du parti bolchevique, avait pressenti les dangers de la Révolution et son évolution sanguinaire. Elle resta néanmoins envoûtée par le magnétisme de Lénine, écrivant à un ami : « C’est un hypnotiseur, je ne peux pas me détacher de lui, mais je vous conseille de prendre vos distances ». Frappée par le choléra lors d’une mission dans le Caucase, elle décéda en septembre 1920. Lénine ne surmonta jamais la douleur de sa disparition6.

6 Inès Armand est la seule française inhumée sur la Place Rouge, le long de la muraille du Kremlin.


Le film Lénine à Paris

Affiche film Lénine à ParisEn 1979, le metteur en scène russe Serge Youkevitch a réalisé un film intitulé Lénine à Paris, évocation poétique du séjour de Lénine en France et de sa liaison avec Inessa Armand. Les scènes d’extérieur ont été tournées sur les lieux même de l’intrigue : à Paris, Draveil et Longjumeau notamment. Les acteurs sont russes, à l’exception du rôle d’Inessa confié à la comédienne française Claude Jade. L’arrivée à bicyclette de Lénine et Nadia chez les Lafargue à Draveil a été reconstituée et la longue discussion politico-sentimentale de Lénine et d’Inessa sur un banc du Parc Montsouris est considérée par les cinéphiles comme une scène d’anthologie.
Le film, sorti en 1980, a fait une belle carrière en URSS, aux USA et en France dans les salles d’Art et d’Essai. La version française peut être visionnée à la demande en projection privée au Forum des Images de la Cinémathèque de Paris, au Forum des Halles.

Jacques Macé


- Bibliographie -

. Nadiejda Kroupskaïa, Ma vie avec Lénine, Payot, Paris, 1933.
. Georges Cogniot, Lénine à Paris, Editions Messidor, Paris, 1967.
. Georges Bardawil, Inès Armand, La deuxième fois que j’entendis parler d’elle, J.C. Lattès, Paris, 1983.
. Jacques Macé, Paul et Laura Lafargue, du droit à la paresse au droit de choisir sa mort, L’Harmattan, Paris, 2001.
. Association Renaissance et Culture de Longjumeau, Lénine et l’École de Longjumeau, Le Citoyen,
magazine de la ville de Longjumeau, n° 130, juillet-août 2006.
. Vladimir Fedorowski, Le roman de la Russie insolite, Éditions du Rocher, 2004.
Un chapitre est consacré à Inès Armand, d’après des lettres extraites récemment des archives russes.

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